Penser à la hache… pour sauver le monde
…et finalement se couper les bras (1/3)

Écrit le 28 janvier 2008 par Jiceo

Quand j’observe le monde et que j’y vois tant de mal, mon cœur souffre. Et levant un poing vengeur je proclame: «supprimons le mal pour qu’advienne le règne du bien.» Alors, succombant à mon courage, je me métamorphose en fantassin prolixe de la lutte finale contre le malheur du monde; dont moi je connais la cause; unique sous ses appellations successives de capitalisme, impérialisme, globalisation… L’origine du mal, naturellement, est extérieure à l’homme. Le mal émane exclusivement de la société(*). L’affaire étant entendue, préparons et attendons le grand soir. Merveilleux. Sauf que le monde vivant lui, ne se reconnaît pas dans ce miroir là. Il résiste à cette pensée là.

Voilà donc la genèse de ce « Penser à la hache ».

C’est un petit coup de projecteur dans les ténèbres de la pensée; ou plutôt un rayon laser donnant juste à discerner la monstrueuse distance entre les représentations véhiculées par la parole et les accroches que ces représentations-là, revendiquent dans le monde vivant. Au fondement de cette réflexion, l’aveuglement de tous les imprécateurs face à leur propre impuissance; leur incapacité à passer de la vaine dénonciation aux longs et pénibles efforts de l’édification.

Les rodomontades des bûcherons de la pensée

«Penser à la hache»: l’image est forte. Introduire cet outil dans l’univers de la pensée peut choquer. Pourtant le rapprochement m’est venu à l’esprit. Il me faut donc en éclairer la gestation.

La hache est cet outil qui tranche, qui abat, qui saccage; net, définitivement, sans appel; cet outil qui au surplus engloutit une énergie folle. «Penser à la hache» part d’un bon sentiment: vouloir éradiquer le mal de la surface de la terre. Qui n’y souscrirait pas? Mais la pensée se laisse piéger, asservie à l’émotion. Ayant repéré les manifestations du malheur, ici ou là, elle les accroche désespérément à une chimère universelle; qu’il suffira donc de dissoudre pour ipso-facto dissoudre le malheur. Je vois le mal, j’en décrète la cause. Supprimons la cause et le mal disparaîtra. Coupons la main des voleurs pour éradiquer le vol. Guillotinons les meurtriers pour éradiquer le meurtre. Supprimons la richesse pour éradiquer la pauvreté… Un doute m’assaille.

La hache c’est l’outil du discours radical, le discours de ceux qui déploient une énergie farouche à proclamer leur désir de voir le monde changer. Le degré de radicalité étant en outre chargé subrepticement d’un degré de pureté morale équivalent, proportionnel. Tant qu’à dresser un piédestal autant que ce soit le sien propre. La hache est l’outil de pensée d’une conception du monde, foncièrement binaire; le Bien, le Mal; les bons, les méchants. Et on devine d’emblée qui est qui; qui fait quoi; et de quel côté il s’installe. La hache est l’outil par excellence de la vérité, puisqu’elle tranche, dans l’espoir insensé de faire disparaître le mal qui gêne la vérité.

Pourtant, le monde résiste et refuse de se plier aux injonctions des essarteurs. D’autant qu’à l’heure du bilan énergétique on observe un rendement même pas dérisoire. Le rendement est négatif. Malgré toute l’énergie dépensée à refuser que le monde ne devienne ce qu’il est, le monde continue sa marche, indifférent aux rodomontades des bûcherons de la pensée. Rien ne se passe comme annoncé. Les faits jour après jour démentent les intentions affichées cependant que, jour après jour, se poursuit imperturbable le colportage de la bonne nouvelle, dont je vous livre la substance: «Il y a, au bout de notre parole le paradis terrestre. Rejoignez-nous dans la lutte finale qui en ouvrira les portes.» Par malheur, l’écart ne cesse de grandir entre ces représentations gavées de bonnes intentions et le monde tel qu’il va.

Capacité de nuisance immodérée

Triste constat. Mais pourquoi alors s’intéresser à une pensée qui affiche de si ambitieuses intentions en même temps que d’aussi piètres résultats, ce qui la rend si désespérante? Parce qu’elle a diffusé de manière insidieuse dans les moindres interstices de la société. Et que, s’étant auto-absoute a priori de toute responsabilité de bâtisseur elle n’existe que par sa capacité de nuisance. Immodérée elle.

Réduire le mal, tous les maux, tous les malheurs du monde à une cause unique, extérieure à l’homme, est un exercice épuisant parce que mal fondé, donc condamné à se répéter sans cesse identique à lui-même. Parce que le monde refuse de se plier à l’explication causale, il est impossible à l’imprécateur de faire un pas en avant. Il lui faut sans cesse revenir au point de départ, sans cesse la réaffirmer comme point de départ. Désespérant, au point que j’ai fini par me demander si les pratiquants de ce rite n’y trouvaient pas un quelconque bénéfice personnel indicible.

Arrêtons-nous sur le mot capitalisme qu’on pourrait remplacer par impérialisme, libéralisme ou mondialisation, sans dommage pour la démonstration. Depuis que j’ai les oreilles ouvertes sur le monde je sais pour l’avoir entendu cent mille fois que le capitalisme est le malheur du monde.

La pauvreté dans les pays capitalistes, c’est le capitalisme. Que le niveau de vie s’élève de façon continue dans nos pays depuis deux siècles ne saurait troubler l’affirmation. Reste à définir de quoi on parle. Comment définit-on la pauvreté? Comme un niveau de vie équivalent à un pourcentage du revenu médian. Donc, le niveau de vie peut bien s’élever, le taux de pauvreté relative reste constant. Alors que mesure-t-on?

Présent ou absent : toujours coupable !

La misère du tiers-monde, c’est le capitalisme évidemment, puisque l’exploitation coloniale ou post coloniale n’en est qu’une modalité. La misère du tiers-monde n’a rien à voir bien sûr avec les structures sociales et politiques des anciennes colonies, avec les habitudes culturelles qui leurs sont liées. Et quand la mondialisation consacre l’entrée sur la scène économique mondiale d’anciens pays sous développés c’est encore le capitalisme qui est fautif, même si le niveau de vie s’élève. Absent de la scène économique comme en Afrique, il est fautif par son absence. Présent de façon massive comme en Chine ou en Inde, il est fautif par sa présence. Et l’idée germe un beau jour, et peu à peu prend corps, que « capitalisme » ne serait guère plus qu’un mot magique, agité comme un épouvantail à la face du monde, bouc émissaire sommé d’endosser la culpabilité de notre propre impuissance à donner au monde les traits (abs-traits) que nous avons rêvé pour lui.

La société de consommation, corollaire nécessaire du capitalisme, elle non plus ne peut échapper aux admonestations des docteurs en morale universelle. Sauf que la consommation fustigée en paroles c’est toujours la consommation des autres. Les docteurs en morale qui manifestent le samedi contre la société de consommation sont les mêmes qui se mettent en grève le lundi pour réclamer une part personnelle toujours plus grande de capacité à consommer. Quand sont-ils crédibles, le lundi ou le samedi?

Éradiquer, voilà le leitmotiv

Penser à la hache en un mot, c’est succomber au désir d’éradiquer, de mettre fin à… Voilà sa grande faiblesse; son insondable inconsistance. Erreur d’objectif. Améliorer l’homme et la société voilà une tâche humaine, une tâche qui dépend de nous. Mais, vouloir éradiquer le mal de la surface de la terre, c’est désirer changer l’homme; une tâche probablement au-dessus de nos capacités. Laissons cela aux dieux. Chacun son boulot. Au fond, déclarer vouloir éradiquer le capitalisme masque le refus de se demander pourquoi depuis si longtemps, non seulement il ne décline pas, mais il croît et embellit, s’adaptant sans cesse. Tiens, s’adaptant sans cesse… Déclic?

Et qu’on ne s’y trompe pas. La question ici n’est pas « pour » ou « contre » le capitalisme. La question pertinente est «comment développer la richesse et ensuite la répartir justement». Si le capitalisme c’est le mal il faut alors pousser l’effort jusqu’à expliquer par quoi il sera remplacé. Et je ne parle pas d’un mot qui finit en « isme ». Mais j’attends que soient précisés les objectifs, les procédures, les moyens, les institutions appelées à réguler ces flux. En vain.

Alors, pourquoi passer autant de temps à ressasser les mêmes prophéties qui ne débouchent jamais? Sinon pour s’épargner, chacun pour soi et collectivement, la question primordiale, si complexe et toujours sans réponse: «Pourquoi le monde -qui est le nôtre- est-il ce qu’il est?» Pourquoi ce qui est, est ainsi? Pourquoi ce qui est, est? Mais, ce « pourquoi » si prégnant malgré sa propension au refoulement est dépourvu de toute intention téléologique, chargée de traquer la finalité dernière qui, enfin identifiée, révèlerait ipso facto la cause première. Il ne resterait plus alors qu’à la faire disparaître pour rendre au monde sa magnificence intrinsèque et à l’humanité sa virginité originelle. La quadrature du cercle enfin résolue. Mais mon « pourquoi » est bien plus humble, de taille humaine pour tout dire, et signifie simplement : «Comment se fait-il que le monde est ce qu’il est?» Il laisse à plus compétent la réponse au « Pourquoi » et se contente de s’attacher à éclairer ce qui dépend de nous. (suite)

(*) La société ne serait donc pas une construction humaine? Elle existerait en soi, comme un décor purement objectif extérieur à l’humanité, dans lequel se déplacent les hommes? Conséquence: changeons le décor et le monde sera changé! Sous l’apparente distance ironique, cela pourtant est vrai malgré tout, comme un paradoxe. Le seul endroit où le décor peut légitimement changer c’est dans la tête de chaque acteur social humain. Or dans la culture de gauche, c’est le décor qui doit changer, absolument; les représentations des porteurs de cette culture n’ayant elles aucune modification à intégrer. Quand on détient la vérité qu’y a-t-il à changer?

(02/12/2005)

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