Sinistre pensée linéaire

Écrit le 5 février 2008 par Jiceo

La société est saturée de ces discours stériles sur les problèmes qui la travaillent: politiques, économiques, sociaux, environnementaux… Leur grande déficience est d’envisager l’avenir sur un mode mineur. La projection dans le futur est si souvent réduite à une extrapolation linéaire du présent immédiat dans une seule direction et selon une seule modalité. Qu’ils nous promettent l’enfer prochain ou un lointain paradis terrestre, ils se plombent tous seuls par leur refus de concevoir et mettre en perspective les changements, les évolutions, les hésitations, les bifurcations, les ruptures… Ils se plombent tous seuls par leur refus de percevoir que la marche continue du monde se poursuit, indifférente à tous les discours réducteurs qui tentent en vain de l’enserrer dans des fantasmes de contrôle absolu de l’activité humaine, de l’action humaine. Cette paresse intellectuelle s’épanche abondamment dans l’univers politique, social, environnemental, médiatique en s’investissant dans un délire de contrôle total; un désir fou de vouloir contrôler le monde, contrôler la marche du monde, contrôler les activités humaines, contrôler la vie. Une cristallisation en profondeur de cette culture jacobino-napoléono-socialo-énarchique.

Un siècle renversant

Ils sont incapables, ces discours, de mettre en mouvement le monde vivant sur lequel au demeurant ils prétendent agir. Ils ne voient le monde qu’à l’état figé. Noir ou blanc, mais figé. Le monde d’aujourd’hui, figé en un mal absolu est promis à un mal encore plus absolu: la disparition de l’homme de la surface de la terre*. Ou alors, promis au bonheur définitif, à condition toutefois pour chacun de faire siens les préceptes des « prêcheurs d’apocalypse »**. La rédemption semble donc encore possible. Mais les prêcheurs se gardent bien de nous dire quelle voie emprunter. Ils se contentent, petite nature, de nous seriner que celle sur laquelle nous avançons est une impasse. Ils sont incapables d’imaginer que l’humanité a (encore) des ressources et que c’est cela même -cette capacité d’adaptation phénoménale- la raison principale du chemin parcouru depuis 30.000 ans. Il sont incapables, ces discours stérilisant, de voir que l’impasse qu’ils promettent à l’humanité n’existe que dans la tête de leurs adeptes. Pensée linéaire incapable de concevoir que l’humanité tout entière ne s’inscrit pas dans ce scénario réducteur: des milliers de paramètres qui conditionnent l’élaboration continue des sociétés humaines, en isoler un seul et déclarer que c’est à celui-là seul qu’est dorénavant suspendu le destin de l’humanité. Voilà la supercherie.

Notre mémoire est si fragile. Avons-nous complètement oublié d’où nous venons? Limitons notre abord aux domaines politiques, économiques, sociaux. Germinal, l’Assommoir c’était il y a un siècle seulement. Il y a un siècle 20% de la population vivait correctement, et les autres 80% restant plutôt misérablement. En un siècle le rapport a changé: 80% de la population des pays capitalistes vit correctement, les 20% restant relativement misérablement. Devons-nous avoir honte de cette évolution? Y a-t-il quelque avenir à croire que tout ira mieux quand nous aurons jeté le bébé avec l’eau du bain?

Tout va mal, et de mal en pis

Que se prolonge une année chaude et la leçon ne tarde pas : « Y a plus de saisons. Le climat est détraqué. La sécheresse guette. C’est la faute à la pollution. Plus rien jamais ne pourra arrêter la montée des températures. Nous sommes perdus. Nous mourrons déshydratés. » Souvenons-nous des premières années de la décennie 1990. Mais qu’à l’inverse, se succèdent des mois pluvieux et la leçon ne tarde pas : « Y a plus de saisons. Le climat est détraqué. Que d’eau! Que d’eau! C’est la faute à la pollution. Plus rien jamais ne pourra stopper ce déluge. Nous sommes perdus. Nous mourrons noyés. » Souvenons-nous des dernières années de la décennie 1990.

« Une fois pour toutes »

Que soit rendu public un scandale financier, et c’est la fin du monde qu’on nous promet! Oubliant ou ignorant le scandale permanent (simple exemple) de ces millions de dollars de l’économie parallèle qui, chaque jour sans bruit meurent discrètement à l’ombre des paradis fiscaux pour renaître sans coup férir dans les circuits respectables de l’économie mondiale. Scandale quotidien. Scandale silencieux. Mais, le scandale permanent devient de moins en moins scandaleux à mesure qu’il perdure. On pense à autre chose. Oubliant ou ignorant ces scandales passés ou ces bribes connues, comme s’il ne s’agissait pas d’une des constantes de la vie en société. Et, chaque émergence d’un scandale financier ou politique sur le devant de la scène nous fait redécouvrir ébahis le côté noir de la vie. Et que s’égrènent alors sans retenue, une fois encore, les chapelets de bons sentiments appelés à conjurer le mal. Une fois pour toutes. Et, c’est justement ce «une fois pour toutes» qui tue l’action humaine, cherchant à la contraindre dans une dimension exclusivement morale, alors que la morale n’est qu’une dimension de l’action humaine. Cette inclination folle à vouloir éradiquer le mal de la surface de la terre signe le désir de quelques exaltés à prétendre changer l’homme. Rien que ça. Vouloir changer la nature humaine c’est se prendre pour Dieu. Échec assuré. Mais l’avantage est colossal pour les pratiquants: en saturant l’espace médiatique de bonnes paroles ils se donnent l’illusion de l’action, à un coût dérisoire. Ce faisant, la paresse intellectuelle se garantit un avenir radieux.

Est-il vraiment impossible de prendre en considération dans un même mouvement plus d’une seule des caractéristiques d’une question? Certes, il ne s’agit pas de légitimer la tricherie. Mais qu’on m’explique comment développer la richesse dans le respect absolu, universel et permanent de la morale? Qui peut dire à ce sujet où est la frontière absolue entre le bien et le mal, pour l’éternité? Ne serait-il pas plus sain de reconnaître que quiconque est confronté dans l’exercice d’une profession ou d’une fonction à des richesses importantes peut à tout moment succomber au désir, tant sa réalisation est à portée de main, et se liquéfier dans l’abolition des barrières? Et, ayant admis cette hypothèse comme constitutive de l’humaine nature, élaborer quelques garde-fous destinés à contrôler autant que faire se peut ces tentations? Et les adapter, autant que faire se peut au fur et à mesure que les techniques et les pratiques évoluent? Avec la morale pour guide, et non la morale comme substitut à l’activité économique.

Tout l’un ou tout l’autre

Que les mois de progression boursière se succèdent et l’euphorie bientôt supplante la raison. Chacun veut croire à l’avènement du paradis sur terre. Plus rien de fâcheux ne peut se produire. L’avenir ne peut être que radieux jusqu’à la fin des temps. Jusqu’au jour où… survient une chute sévère secouant l’espoir béat. Plus rien alors bientôt ne pourra changer le cours des choses sur l’autre pente. Le chaos annoncé. Le chaos pour tous. Le chaos irrémédiable. Jusqu’au jour où… on se rend compte à nouveau que la bourse a progressé de 15 % depuis « X » mois. Nous est-il vraiment impossible de voir que le monde avance, mais jamais de façon linéaire?

Ainsi va le discours de l’homme. Tantôt à droite, tantôt à gauche, mais chaque fois dans une seule direction, sous une seule modalité. Qu’est-ce qui rend impossible l’élargissement de nos repères spatiaux et temporels? Pourquoi ne savons-nous pas intégrer une expérience présente limitée, comme un élément parmi une infinité d’autres, dans les processus humains qui construisent le monde depuis que l’homme est homme? Et non comme la nouvelle direction dans laquelle s’organise le nouveau monde; exclusive.

Islam monolithique or not ?

Que s’additionnent les violences -physiques ou verbales- d’extrémistes religieux à l’égard de nos sociétés post-industrielles et bientôt s’impose un discours à tentation dominante sur le péril qu’encourt l’Occident face à la barbarie. «Choc des civilisations, choc des cultures…» L’homme occidental repu du XXIe siècle adore jouer à se faire peur. L’Orient musulman ne peut être que monolithique. Il nous a déclaré la guerre. C’est la seule modalité envisageable désormais. En réponse à la menace, l’Occident ne peut-être lui aussi que monolithique.

Pourtant que représentent effectivement les extrémistes religieux? Dans les pays musulmans, dans le monde? Et si la violence islamique n’était pas d’abord l’expression d’un désir de conquête mais plutôt un réflexe de peur, de repli sur soi? Et si la violence islamique était une réponse désespérée à la déstabilisation interne des sociétés musulmanes dont les carcans ancestraux se fissurent sous la pression conjuguée de la télévision, de l’émigration, de l’immigration, du tourisme, de la globalisation de l’économie… en un mot sous la poussée de la mondialisation. Et si la violence islamique était d’abord une réaction de raidissement chez ceux qui ont beaucoup à perdre: les hommes? Et si la violence islamique était moins le début de la fin pour l’Occident (comme nous adorons jouer à vouloir nous en faire peur) que le début de la fin (même si cela doit durer plusieurs générations) pour des sociétés tribales rurales, dont l’organisation sociale est ébranlée par une confrontation toujours plus ouverte avec le reste du monde? Depuis des siècles l’Islam leur offre une couverture prestigieuse pour justifier les structures sociales dominantes, y compris pour justifier le statut caricatural des femmes. L’Islam est alors une belle couverture enveloppant le tout d’une légitimation respectable. Mais la couverture se déchire.

Crédo n’est pas crédit

Bien sûr, ici non plus l’ensemble du phénomène ne tient pas en cette seule explication. Mais il s’enrichit d’un début d’explication qui le met en perspective; qui le replace dans la complexité (géographique, historique) des sociétés humaines; qui le libère de cette simplification outrancière le réduisant à la guerre de l’Islam contre l’Occident jusqu’à la disparition de l’un ou l’autre. Ou des deux. Que les fondamentalistes porteurs de violence s’appuient sur l’argument guerrier ne fait pas que le fond de l’affaire s’y dissolve. Ne voyons pas le monde musulman comme une extrapolation unique et linéaire d’un discours quelconque, celui-là ou un autre. Ce n’est pas parce que des groupes extrémistes musulmans prétendent anéantir le monde occidental que l’ensemble des musulmans de tous les pays musulmans s’y reconnaît et donne crédit à ce discours. Comme les gauchistes chez nous, ils sont les seuls à croire à leurs fantasmes. Si cela ne les empêche pas ponctuellement de commettre des actes de violence, avec des morts à la clé, cela n’implique pas une guerre de l’islam contre la chrétienté capitaliste. Rien n’indique que la monarchie saoudienne ou les Emirats aient quelque intérêt à lancer le monde dans une guerre d’extermination. Le discours des extrémistes sur leurs propres actions à l’égard du monde occidental ne légitime rien d’autre que leurs actions. Il ne légitime en rien leur crédo d’être l’avant garde de la libération future du monde musulman. Les plus lucides parmi les musulmans savent que comme la nôtre, leur société est prisonnière de ses propres limites. Pas de limites extérieures.

Mon propos ne signifie pas que les relations présentes entre les sociétés musulmanes et les sociétés industrialisées sont sans danger immédiat et que nous ne devons pas nous protéger. Cela signifie simplement que le sens dominant donné aujourd’hui par nous à ces réalités est aussi délirant que le sens que veulent imposer les islamistes dans leurs prêches enflammés. Cela signifie que eux, comme nous lorsque nos cadres de références se fissurent, cherchent à l’extérieur les responsables, voire les coupables de leurs malheurs. Ne nous laissons pas aveugler par la lumière crue des diatribes vengeresses. Sachons prendre la mesure de toute chose, en gardant toujours la distance appropriée à l’événement. L’homme musulman n’est pas plus univoque que l’homme chrétien ou que l’homme juif. Il y a des palestiniens musulmans qui veulent la paix et qui savent que cela passe par la reconnaissance de l’État d’Israël. Mais ce n’est pas eux que l’on entend aujourd’hui. Il y a des Israéliens qui veulent la paix et qui savent que cela passe par la reconnaissance de l’État palestinien. Mais ce n’est pas eux que l’on entend aujourd’hui. Les uns et les autres triompheront; quand les femmes et les jeunes de la région, des deux côtés, lassés de voir que la violence n’ouvre aucune issue renverront les faucons des deux camps à leur incapacité. Mais nul prophète ne peut dire quand la colombe pourra s‘envoler, sans risquer d‘être abattue dès le premier battement d’aile comme c’est souvent le cas encore.

Ce ne sont ici que quelques exemples, à titre d’illustration, de la pensée linéaire qui s’épanche en logorrhées bruyantes avec tant de banalité dans la vie publique. Elle conduit à l’impuissance immanquablement. Pire elle l’entretient avec entrain. L’impuissance au sens où ces discours qui prétendent peser sur le cours des sociétés humaines stérilisent leur propre dynamique potentielle, leur propre désir.  Aucune causalité unique (totalisante) jamais ne dissoudra « le trouble de penser et la peine de vivre » (Alexis de Tocqueville) dans une réponse pertinente (viable, pérenne). La pensée linéaire isole ses adeptes de la complexité du monde au moment même où ils croient le tenir dans la main. Elle les rend incapables d’agir. Mais c’est aussi sa raison d’être: elle les soulage par avance d’avoir à endosser la responsabilité de décisions qu’ils devraient mettre en œuvre s‘ils acceptaient de se mettre en situation de l’exercer.

Il n’y a pas de solution aux problèmes de l’humanité. Il n’y a qu’un travail d’adaptation permanent.

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* Pour sûr, l’homme aura disparu de la surface terrestre bien avant l’extinction du soleil. Météorites, changements climatiques profonds (avant même l’apparition de l’homme) ont déjà affecté la vie terrestre, substantiellement. Nul besoin d’endosser les habits de prophète de l’apocalypse pour assurer que l’humanité terrestre n’a pas vocation à l‘éternité. Mais l’échéance n’est inscrite nulle part ailleurs que dans l’esprit des adeptes de la pensée linéaire.

** Allusion au joli titre vivement évocateur du livre de Jean de Kervasdoué (Plon – Août 2007): «Les prêcheurs de l’apocalypse».

 

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