6 – La gauche française ? (suite)
Fracture culturelle, thérapie institutionnelle : échec assuré

Écrit le 8 mars 2008 par Jiceo

La fracture qui a coupé la gauche française du pays vivant est de nature culturelle. Or, les réponses consacrées des partis de gauche relèvent toujours et exclusivement du registre institutionnel de la politique. Voilà pourquoi les emplâtres nommées refondation ou modernisation ou rénovation ou encore reconstruction ont toujours échoué et sont condamnés à l’échec. La terminologie est riche mais ne change rien à l’affaire; elle fait juste illusion. Problèmes perçus et solutions escomptées ne relèvent pas du même registre.

Ces appels compulsifs à la refondation tournent autour d’un bug congénital. Ils sont truffés de références en forme de réponse implicite puisées dans la panoplie des mots magiques sacrés. Du coup systématiquement tout désir de refondation, même sincère, butte sur lui-même. Il est son propre obstacle. L’opération consiste toujours implicitement à vouloir changer le monde (en commençant par la France avant que par contagion messianique le changement ne se répande sur le monde entier) sans rien changer de soi-même, tout en s’offrant le luxe de continuer à ignorer les échecs passés. Et dans ce registre-là il n’y a qu’un seul acteur: l’État. C’est la voie royale. Les militants attendent de leurs dirigeants qu’ils investissent l’appareil d’État et que de là-haut ceux-ci opèrent les changements qu’il convient d’apporter au monde, comme des dieux du haut de l’Olympe. Ce fantasme s’enracine dans un arrière plan métaphysique dans lequel l’homme de gauche (incarnation définitive de l’homme libre cela va de soi) est le prescripteur d’actes dont il refuse d’endosser la responsabilité. Seul l’État, cette abstraction infinie, est responsable.

Le militant de gauche est un adorateur du tout-à l’État, du tout-État. Tout doit provenir de l’État. Toute initiative ne trouve sa légitimité qu’à la condition d’avoir une origine étatique. L’Etat doit prendre en charge les heurs et malheurs du monde et assurer le bonheur de tous. sans quoi il faillit à sa mission. Le militant de gauche attend que le monde change sous l’impulsion de l’État en restant lui spectateur-juge. En un mot, l’opération de refondation dans la gauche française consiste toujours à vouloir changer le monde, changer la société, changer l’autre avec la certitude de n’avoir, soi, rien à changer de ses propres représentations du monde, de ses propres pratiques politiques. Cela peut faire illusion, une fois ou deux, un certain temps, mais pas indéfiniment. Espoir insensé de vouloir bâtir un palais de verre et d’acier sur des fondations tout juste capables de recevoir une cabane en bois. La gageure est hors de portée humaine. Seuls les dieux peut-être…

Mots magiques

Parmi les mots magiques sacrés, celui de « gauche » tient une place à part, car il englobe et inclut tous les autres. Il les condense. Perclus de représentations figées, il atteint les sommets du sens caché, par exemple, dans l’expression « être de gauche ». S’y exprime de façon sous-jacente mais fermement la conviction d’incarner le stade suprême de la perfection humaine. Être ou ne pas être de gauche, telle est la seule question. « En être » vous ouvre les portes. « Ne pas en être » ou « ne plus en être » les ferme. C’est le premier et le dernier critère de la respectabilité, de l’amitié et peut-être même de la vérité en marche… Et puis il y a tous les autres, les mots magiques qui fondent « l’être de gauche » que sont « capitalisme », « libéralisme », « mondialisation », « Europe » et surtout, surtout, le mot sacré entre tous: le préfixe « anti », sans lequel les précédents traînent une pauvre existence. C’est ainsi seulement qu’ils prennent leur consistance idéologique de gôche. Et lorsqu’un mot ne se prête pas à la phraséologie « anti », les ressources ne sont pas encore épuisées. « Contre » prend le relais. Tous deux concourent à l’apothéose qui se nomme « manifestation » par l’infinie possibilité de leurs combinaisons. Avec ces mots magiques-là vous remplissez une vie de militant. Une vie entière; à ressasser son ressentiment, en se déclarant « contre ».

Acteur du monde vivant

Des générations de militants de gauche se sont constituées, développées, entretenues sur des conceptions du monde exclusivement défensives. Anticapitalisme, antilibéralisme, antimondialisation, anti-OGM, antinucléaire… Manifestation contre la loi machin, contre le projet de loi, contre la décision du préfet… Jamais ces militants ne se sont perçus, ni ne se perçoivent comme acteur du monde; hormis en fantasme et potentiellement à l’horizon prodigieux et comme gentils membres d’un monde apaisé où tout ce qui advient, advient dans l’harmonie spontanément; où les équilibres s’auto-établissent et s’auto-entretiennent sans heurt. Acteur passif en quelque sorte si l’oxymore produit quelque sens. Jamais ils ne se perçoivent en homme libre acteur du monde vivant, c’est-à-dire en construction permanente, mais toujours comme victime, sous entendu des maux associés systématiquement aux mots et expressions ci-dessus évoqués. Le militant de gauche est foncièrement victime; du capitalisme, du patronat, du libéralisme, de l’État, de l’Inspecteur d’académie, du préfet… victime du complot mondial. L’homme de gôche dans la culture française est soumis et passif.

Tout ou rien

Alors, protégé par le statut de victime, on peut s’investir en politique de façon biaisée. On fustige, on condamne; sans peine assurément, car les motifs au vrai ne sauraient manquer. Toute société vivante est en perpétuelle transformation, processus en accélération notoire, et de ce simple fait produit en permanence de nouvelles situations en rupture avec l’idéal affiché. Tout équilibre est précaire, provisoire. Et sa persistance supposerait qu’alentour rien ne bouge, entre autres choses. La société industrielle qui fut tant décriée à son apogée par la gauche notamment et pour de bonnes raisons devient, alors que la globalisation en fragilise la pérennité locale, l’objet d’une sorte de nostalgie trouble. N’oublions pas d’où on vient. La précarité des conditions de vie n’est pas une singularité de la fin du XXe siècle. Le long processus d’industrialisation* de l’Europe par exemple, a apporté son lot misère humaine**. L’exode rural et l’urbanisation rapide (deux termes d’un même mouvement) tout au long des XIXe et XXe siècles en furent les symptômes révélateurs.

Mais à gauche, on fustige, on condamne et, au lieu de mettre en perspective les évènements sur lesquels on dit vouloir peser, systématiquement sous l’omnipotence de quelques raccourcis commodes, toute la dynamique d’un ensemble est déconsidérée en bloc. Tout ou rien. Blanc ou noir. Bien ou mal. Jamais rien entre les deux. Parce que notamment pour construire quelque chose entre deux pôles, il faut d’abord que les deux pôles existent. Or si l’un ici est bien repéré dans le monde vivant, le pôle du mal incarné par le capitalisme, l’autre, le pôle du bien incarné par la société idéale à venir, est rejeté dans une virtualité perpétuelle, hors du champ d’action humaine. Un pur fantasme. Et qui pourrait en effet tendre un fil conducteur entre un point connu et un fantasme? La gauche organise son impuissance.

Mettre en perspective consisterait à mettre en relation évènements et phénomènes; observer, évaluer, rechercher les dynamiques internes pour tenter de découvrir en quel point d’un processus une éventuelle action aurait les meilleures chances de réussir; bref tenter de comprendre avant d’agir. Et, lorsque quelque intervention a été décidée, s’obliger à en évaluer les effets au bout d’un, deux ou trois ans, puis éventuellement modifier l’orientation… Tâcher de comprendre pour quelles raisons ce qui est, est ainsi, au lieu de vouloir toujours renverser ce qui est, sans jamais savoir par quoi le remplacer. Mais non, à gauche rien de cela. Rien que deux catégories pour l’éternité: le bien et le mal. L’avènement du bien étant assujetti à la disparition du mal, le capitalisme; autrement dit repoussé aux calendes grecques. Par quels processus on passe du mal au bien? Mystère. Et il est grand le mystère de la foi. Comme si inconsciemment il fallait préserver quelque chose d’autrement plus important, que l’ouverture des perspectives risquerait de faire disparaître: une illusion.

Rêverie romantique

Une illusion que tout au long du siècle passé la gauche dans ses déclinaisons politiques aussi bien que syndicales ou intellectuelles s’est ingéniée à protéger, tout en s’efforçant de la masquer; à ses propres yeux autant qu’à ceux du peuple qu’il faut ne pas désespérer, évidemment. Des multitudes de militants et de dirigeants, animés de la terrible illusion que leur discours sur le monde avait le pouvoir seul de le faire changer, l’ont obstinément entretenue. Et persistent. Ils espèrent ainsi s’épargner le travail de faire évoluer leur propre regard sur le monde à mesure des changements qui l’animent. Ce monde qui résiste à son enfermement dans des catégories figées, justement parce qu’il est vivant; un pauvre regard au bout du compte qui finit par s’étioler en rêveries romantiques.

Voilà en quoi les réponses politiques usuelles sont inopérantes. C’est toujours au monde extérieur de changer, jamais à sa propre perception des choses. Pourtant, à répéter sans fin les mêmes slogans porteurs des mêmes échecs, il doit bien arriver un moment tout de même où on se dit: «bon sang, quelque chose ne va pas dans nos affirmations. Les résultats escomptés ne sont pas au rendez-vous. Reconsidérons nos perspectives.» Ce surgissement doit bien se produire un jour, lorsqu’on prétend faire de la politique. A moins qu’il s’avère plus vivable finalement de faire la leçon indéfiniment, en apesanteur sur un nuage idéologique.

Messianisme de salon

Nous voyons le monde d’en haut et tenons à garder notre hauteur de vue. Un homme de gauche, militant du PS ou sympathisant ne saurait s’abaisser à considérer cette question triviale qu’est l’intendance. Un militant du PS ne s’intéresse qu’aux grands principes, aux grandes causes. Il s’indigne à la suite des syndicats qu’on puisse revenir sur l’âge du départ à la retraite des salariés. Mais il ne veut pas savoir quelles contraintes conduisent à des décisions de cette nature. Qu’elles puissent être sérieuses, tenant à l’impossibilité en l’état de les financer, ne l’effleure guère. Seule surnage son indignation contre le gouvernement qui, lui, ne peut agir en ce sens que mû par le désir de nuire aux salariés. Rien d’autre. Qu’un gouvernement de droite agisse au nom de l’intérêt général, est pour lui une idée saugrenue. Qu’un gouvernement de droite s’efforce lui aussi, de rendre durable la dynamique du financement des retraites aussi bien que celle de l’accès aux soins médicaux est simplement impensable. Il préfère cultiver son ignorance, indispensable à la pérennité de l’illusion.

La fracture qui a coupé la gauche française du pays vivant est de nature culturelle. Les sempiternels cataplasmes institutionnels sont inefficaces. Ils se déploient dans des registres différents. Mais c’est là justement que réside leur intérêt réciproque. Car ce hiatus offre cette belle opportunité à «l’homme de gôche» de préserver son être. En cela, il faut entendre préserver la pureté de son âme. C’est cette inclination-là, cette conviction d’incarner la vertu qui légitime en même temps son intérêt pour la posture morale et son désintérêt pour la complexité économique. Messianisme de salon.

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* Aujourd’hui c’est la désindustrialisation (relative) qui produit des effets négatifs dans le pays. Riche matière à réflexion sur le monde vivant.

** Et ne feignons pas d’oublier qu’avant l’industrialisation la vie quo­tidienne de la population, alors essentiellement paysanne, était assujettie aux aléas du climat, aux prélèvements seigneuriaux et royaux, à ceux des armées en campagne… La seule idée qui veut germer ici est que la misère humaine n’est pas une spécialité du XXe siècle capitaliste. Que l’exode rural source de misère, avait probablement comme moteur la misère endémique des campagnes. Et que probablement la misère est davantage marginale aujourd’hui qu’il y a un siècle; l’âge du « Germinal » de Zola. Cela ne saurait la justifier. Sachons cependant ne pas oublier d’où on vient. A la fin du XIXe siècle 20% de la population vivaient correctement et les autres 80% dans un état de misère relatif. Un siècle plus tard, le rapport est inversé: 80% de la population vit correctement, et les autres 20% dans un état de misère relatif. N’oublions pas d’où on vient.

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