Affaire d’Outreau
Le juge Burgaud en bouc émissaire*

Écrit le 4 février 2009 par Jiceo

Malaise ! Le spectacle des médias se délectant du malaise de Fabrice Burgaud devant la commission d’enquête parlementaire provoque le malaise. Cette connivence des médias et des politiques dans le politiquement correct est malsaine. L’habit qu’on veut faire porter au juge Fabrice Burgaud est manifestement trop grand pour lui.

Pour aller au fond, commençons par un truisme: toute activité humaine comporte intrinsèquement une responsabilité humaine. Lorsque la société délègue en toute légalité à une personne qualifiée la mise en œuvre d’une compétence sociale, elle délègue à une personne ! Lourde lapalissade certes, mais pour insister justement, car cette personne -même qualifiée- l’est avec son histoire personnelle, ses histoires, ses forces et ses faiblesses… Et justement, afin de limiter l’intrusion pernicieuse de son histoire personnelle dans la mise en oeuvre de sa compétence, ladite société organise des procédures, des contre pouvoirs, des recours… C’est notamment vrai dans le domaine judiciaire.

La chaine judiciaire en échec

Du coup je me demande par quel raccourci pernicieux la pensée peut à ce point personnaliser cette question. Comment ramener la faillite de toute la procédure judiciaire dans l’affaire d’Outreau à la seule faute du juge d’instruction? Que le juge Burgaud soit au centre c’est incontestable. Mais quelque chose cloche si nous rapprochons les deux éléments de la thèse: d’un côté une personne, seule responsable, et de l’autre l’étendue de la tragédie; des années d’emprisonnement pour douze innocents; la mort par suicide pour une treizième; des vies brisées, sociales, personnelles (enfants, conjoints, amis qui s’éloignent …) Un tel gâchis à cette échelle (nombre de personnes concernées, durée de la détention) imputable à une personne seule? Mais le rôle et le pouvoir du procureur pendant l’enquête? Mais le rôle et le pouvoir de la chambre d’accusation? Mais le rôle et le pouvoir du juge des libertés et de la détention? Mais le rôle et le pouvoir implicite des experts judiciaires? Mais le rôle et le pouvoir des juges de la cour d’assises dans l’organisation du débat duquel doit sortir la lumière? Mais le rôle et le pouvoir du ministère public durant le procès et au moment des réquisitions? Mais le rôle et le pouvoir des avocats de la défense pendant l’instruction et pendant le procès? Voilà pour l’institution judiciaire. L’habit est vraiment trop grand pour un seul juge d’instruction.

Le gavage médiatique nourrit la pression sociale

Autrement dit, pour en rester d’abord à l’aspect judiciaire, un juge d’instruction seul peut persister dans l’erreur (aujourd’hui seulement nous parlons d’erreur ; n’ayons pas en outre l’outrecuidance de réécrire l’histoire et relisons ce qui était écrit dans nos journaux à l’époque de l’instruction) malgré les garde fous prévus par le code de procédure, malgré les avocats de la défense? Si c’est le cas, il est peut-être légitime de s’interroger sur ladite procédure. Les lois censées garantir la sérénité de la justice n’ont pas joué leur rôle présumé? Et seul le juge Burgaud serait fautif ? Mon expertise est si limitée que je me garde d’apporter une réponse, assurément pas avant de comprendre. Alors multiplions les questions d’ordre judiciaire, mais aussi d’ordre social.

Peut-on laisser dans l’ombre l’engouement médiatique pour le gavage en faits divers scabreux, qui là aussi, a bousculé l’instruction de cette douloureuse affaire? La pression sociale inconsidérée, amplifiée hors de proportion par les diarrhées médiatiques, se reporte sur la justice à qui la société demande vengeance. Le juge est-il un surhomme? L’expert judiciaire ne demeure-t-il pas néanmoins un homme? Aussi, n’est-ce pas encore céder à la facilité de mettre à l’index aujourd’hui le seul juge après avoir mis à l’index les présumées innocents lors de leur mise en examen, et cette fois-là en toute irresponsabilité au nom de la liberté d’expression? La présomption d’innocence vaut aussi pour un juge.

Juge d’instruction : mission impossible

Je ne sais pas s’il faut réformer la procédure ou non. Peut-être que la mission du juge d’instruction telle que définie par le droit français justement est proprement inhumaine, ou plutôt surhumaine. Il doit instruire à charge ET à décharge. Qui peut assurer pouvoir laisser systématiquement à l’écart ses émotions, ses valeurs, ses préjugés, son intime conviction en un mot, avant d’entamer le travail? Et si, la question de la suppression du juge d’instruction était une question dont l’étude est légitime? Cela dit, d’autres pays qui appliquent d’autres procédures ne sont pas à l’abri des erreurs judiciaires (USA, Grande-Bretagne, Italie…) Aucune activité humaine ne peut se prémunir absolument contre les faiblesses humaines.

Résistons à la tentation de la pensée réductionniste qui consiste à substituer la morale au fait social. La morale et la société vivante sont deux ordres de réalité distincts. Ils ne sont pas réductibles l’un à l’autre. Le travail consiste à faire dialoguer les deux, morale et fait social, pas à substituer l’un à l’autre. Sinon cela fait longtemps que ce serait le paradis sur terre. Et pour faire dialoguer ces deux ordres de réalité il faut s’efforcer de les distinguer. La tâche est rude, jamais achevée.

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* Cet article date du 23 janvier 2006. Écrit au moment de l’audition du juge Fabrice Burgaud par la commission d’enquête parlementaire il était né d’un sentiment de profond malaise. Le déséquilibre était trop colossal. D’un côté la meute des bonnes consciences indignées (journalistes et députés dotés d’un sens aigu de lucidité rétrospective, nourrissant sans vergogne la démagogie ambiante) et de l’autre un homme seul. Le costume me semblait beaucoup trop grand pour cet homme seul Fabrice Burgaud. Beaucoup trop grand. Comme si ce tapage médiatico-politique révélait surtout la propension irrépressible des hommes en société à se fabriquer des boucs émissaires pour se camoufler leurs propres faiblesses, leur propre manque de perspicacité.  Je crains de n’avoir pas grand chose à y retrancher aujourd’hui, deux ans après, au moment de la comparution du même Fabrice Burgaud  devant la formation disciplinaire du Conseil supérieur de la magistrature. L’opération intellectuelle est immuable: ramener une question complexe à une seule de ses multiples dimensions. J’y vois une espèce de rabougrissement intellectuel. Mais la pratique est si largement répandue que le combat est inégal. Elle vaut pour la politique, pour l’économie…

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