Lieux communs : « en finir avec… »

Écrit le 28 octobre 2009 par Jiceo

• Les mots, les tournures du langage sont ambivalents, bien plus qu’on ne le perçoit parce qu’ils sont chargés de sens. Ou, plus exactement, ils sont saturés de sens. En deçà du sens commun par lequel ils servent d’échange, ils recèlent une bonne dose de présupposé. Cela ne peut être autrement, il faut juste le savoir. Faute de quoi ils ne sont plus que des tics de langage, qui en disent beaucoup plus sur ceux qui prétendent (ici) « en finir avec » que ce sur quoi ceux-ci projettent leur volonté d’en finir et sur la manière d’y parvenir.

L’expression « en finir avec » en est une belle illustration. Un petit tour dans une librairie en donne un aperçu édifiant : En finir avec la criminalité économique et financière, Pour en finir avec le moyen-âge, Pour en finir avec la domination masculine, En finir avec les inégalités, En finir avec l’échec scolaire, Combattre pour en finir avec le capitalisme, Pour en finir avec Voltaire, Pour en finir avec l’Etat, Pour en finir avec la démocratie, Pour en finir avec la droite, Pour en finir avec la gauche, etc…

Le monde des morts

Il y a des centaines de livres en librairie qui veulent « en finir avec… quelque chose ». C’est terrifiant. Cela donne l’impression que la raison a abdiqué, anéantie par le désir de paradis terrestre. Le désir d’un monde plat, uniforme, sans aspérité, uniformément et définitivement bon. Comme la recherche folle d’une « assurance contre le trouble de penser et la peine de vivre » pour reprendre la belle formule d’Alexis de Tocqueville. Simplement, on oublie que ce monde parfait existe depuis que la vie existe. C’est le monde des morts. Rendez-vous compte : « En finir avec… » Quel désir morbide. Comme si l’humaine condition n’était pas justement de faire avec, jour après jour, en cherchant jusqu’au dernier souffle à s’améliorer, à se perfectionner.

O ! combien de mondes merveilleux nés en songe sous la véhémence d’analyses savantes ? O ! Combien de paradis terrestres offerts au peuple, aboutissements charmeurs d’analyses exaltées ? Bien des gens croient qu’améliorer l’homme et la société consiste à changer la société. Ils voudraient changer la société, c’est-à-dire les autres. Mais la société résiste et ils ne se demandent jamais pour quelles raisons majeures la société est ce qu’elle est, et résiste si farouchement aux injonctions. Entrouvrons la porte sur quelque chose de plus large, sur une culture dominante. Une culture du verbe dans laquelle la parole est un acte de foi et dans laquelle la parole vaut acte pour celui qui la tient. Mais un acte sans engagement personnel. Intenable.

Illusion rationaliste

Cette culture du verbe absolu repose sur une illusion. Elle croit que son verbe est l’essence du monde quand il n’est que représentation. Elle est fondée sur une conception étroite et mécanique de la rationalité. Le bien a été associé au progrès et l’idée simpliste s’est répandue qu’à mesure que le progrès se développe, le bien se développe en proportion et le mal régresse en proportion inverse. La plus belle illustration de cette illusion rationaliste est signée Victor Hugo. « Construisez une école et vous fermerez une prison. » Comme si le bien et le mal étaient contenus en quantité finie dans la société et qu’à mesure que le bien prend de l’ampleur le mal serait réduit à la portion congrue. Il n’en est rien. Le mal augmente dans les sociétés en proportion du progrès. Comme le bien. Les deux vont de pair. Et ce travail pour contenir le mal ne sera jamais achevé. Ce travail humain, travail de la société sur elle-même, travail de chacun sur soi, ce travail est consubstantiel à la nature humaine.

A mesure que le bien se déploie (par le développement de l’éducation, du savoir, des sciences, de l’hygiène…) à mesure que le bien se déploie en raison des progrès techniques et scientifiques le mal augmente dans les mêmes proportions. Si la shoah a pris naissance dans les têtes brûlées du quartier général hitlérien, elle n’aurait pu être mise en œuvre sans les connaissances scientifiques sur les gaz, sans la maîtrise technologique de leur fabrication, de leur conservation, leur transport ; sans la logistique infernale que la mise en œuvre de la solution finale imposait… Et non seulement elle n’aurait pu être mise en œuvre, mais elle n’aurait pas été conçue. L’idée bien sûr c’est que le bien ne progresse pas au détriment du mal de façon linéaire, mais que le mal progresse en raison de la progression du bien.

Ou encore : pas d’énergie disponible sans effets secondaires ; pas de maîtrise de l’énergie nucléaire sans risque d’accident, sans risque d’utilisation à des fins militaires; pas de moyens de transports (trains, automobiles, avions…) sans risque d’accident et sans dépense d’énergie; pas de progrès médicamenteux sans risque d’effets secondaires… En un mot, pas de vie sans risque de mort, à chaque seconde.

Désir secret d’arrêter la marche du monde

La culture dominante de notre pays est triste ; culture du verbe qui croit en lui. La critique permanente du monde entier (changer le monde, changer les hommes) s’arrête au seuil de l’endroit seul où elle peut s’exercer pleinement : chez soi, l’auto-critique. L’idée de vouloir « en finir avec… » est une construction animée du désir implicite d’arrêter la marche du monde, pour le figer en un paradis terrestre. Or, elle ne pourra cette construction avoir prise sur le monde vivant qu’à la condition d’entrer en relation avec lui. D’accepter la confrontation de ses propres représentations aux résistances du monde vivant. Pas facile assurément de faire entrer le monde comme il va (complexe, mouvant, incertain) dans un schéma figé. Alors il faut tordre le monde, de force, pour se donner et entretenir l’illusion d’avoir raison, l’illusion de peser sur la marche du monde sommé de se conformer à ses propres représentations. Dépense d’énergie folle, toujours renouvelée, toujours vaine.

Ce verbe haut, qui cherche dans le monde extérieur les richesses qui n’y sont pas est foncièrement impuissant; culture désincarnée, pure abstraction, qui ne comprend pas que le monde merveilleux d’Alice ne sera jamais l’ailleurs, l’u-topia (l’autre lieu) mais nécessairement le monde intérieur. Celui dont chacun doit prendre soin, veiller à l’enrichir, par un travail sur soi incessant, jusqu’au dernier souffle. Accepter de modifier sa perception du monde c’est retrouver son humanité. Vouloir changer le monde sans devoir changer quoi que ce soit de soi c’est alors se prendre pour dieu. Et on sait où cela mène.

Le verbe absolu cherche des solutions aux contingences de la vie. Mais il n’y a pas de solution. Il n’y a que des adaptations permanentes.

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Un commentaire sur “Lieux communs : « en finir avec… »”

  1. […] nationale comporte des pièges assurément. Mais le piège suprême est l'illusion de vouloir "en finir " avec le débat. Assumons le débat pour montrer en acte qu'il est sans conclusion univoque […]

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