« En fac de lettres ils se remettent à l’orthographe »
Plaidoyer involontaire pour la simplification de l’orthographe

Écrit le 3 novembre 2009 par Jiceo

• «En fac de lettres ils se remettent à l’orthographe» titre Ouest-France du lundi 2 novembre. «Arrivés à l’université d’Angers, des étudiants doivent redécouvrir les fondamentaux du français. Une opération exceptionnelle dans l’Ouest, pour aider les jeunes à se structurer et à s’insérer.» Soit. C’est bien, c’est grand, c’est beau. Sauf que, on voit bien à la lecture que ce n’est pas le sujet, l’orthographe. Le sujet, qui affleure juste sous la surface, c’est le monstrueux préjugé qui crucifie l’école de la République. Cette école qui pratique et enseigne la langue française comme une langue morte. En s’instituant gardienne éternelle de l’immaculée expression, elle en a fait une relique. Et cela ne l’émeut guère de voir ses enfants apparaitre comme étrangers à leur propre langue. Mais, une gardienne garde, et toucher à une relique est sacrilège. Il est des destins plus joyeux pour une langue vivante.

Commençons par questionner le constat. «On perd beaucoup d’étudiants à la fin de la première année, juste parce qu’ils n’arrivent pas à s’exprimer», explique Isabelle Trivisani-Moreau, directrice adjointe du département lettres. Les chiffres en témoignent: cette année à Angers, 50% des étudiants entrant en lettres avaient obtenu moins de 10/20 aux épreuves anticipées de français au bac.» L’affirmation «parce qu’ils n’arrivent pas à s’exprimer» aurait mérité quelque approfondissement. Le sens ne saute pas au yeux. On peut aussi imaginer que l’abandon des études a d’autres causes que cette hypothétique impossibilité de s’exprimer. Mais si nous faisons l’hypothèse (elle se vérifiera plus loin) que l’expression relève d’une conception ultra-classique (ortho-doxe) de l’enseignement, l’idée sous-jacente est probablement que la maîtrise du français écrit est relative. Soit. Et que l’université soit obligée d’y revenir montre d’abord que les enseignements primaire et secondaire ont failli. Les délires pédagogiques qui ont fleuri dans les décennies post soixante-huitardes n’y sont pas étrangers. Mais ils n’expliquent pas tout.

Modèle unique de réussite

Les années soixante ont vu se concrétiser la mise en application de l’ordonnance du 6 janvier 1959 portant à 16 ans le terme de la scolarité obligatoire. Et les années soixante-dix ont vu naitre le collège unique, porte ouverte institutionnelle à la fossilisation idéologique du second degré. Parce que dans l’esprit de la plupart des acteurs de l’institution «Éducation nationale» le collège unique était la traduction institutionnelle de préjugés idéologiques coriaces. Le collège unique avait un sens caché aux yeux de ses principaux thuriféraires, celui de modèle unique de réussite. Il glorifiait implicitement le modèle unique de réussite (de réussite scolaire, et donc humaine implicitement, puisque dans cet univers mental-là diplôme=compétence) dont dispose l’institution. Modèle qu’incarne avec abnégation l’enseignant-fonctionnaire. L’Éducation nationale s’agite en vain depuis quarante ans en raison de sa fermeture au monde, de son repli morbide sur elle-même. Mais l’institution s’acharne à trouver en dehors d’elle-même l’explication de ses propres échecs, puisqu’elle est par essence le seul ilot de pureté dans un monde corrompu.

La vulgate syndicalidéologique le serine depuis des lustres, le principal fossoyeur de l’école c’est le ministre de l’Éducation nationale, qui passe son temps à « restreindre les moyens ». Sur la deuxième marche du podium trônent les médias en général et la télévision en particulier, qui maltraitent la langue et LA culture… La liste est infinie des sources externes du malheur de l’Éducation nationale. Mais l’ornière dans laquelle elle s’est engluée n’est autre que celle qu’elle-même a creusée, par son incapacité à imaginer d’autres modèles de réussite que son modèle unique. Ne disposer que d’un seul modèle de réussite c’est présupposer que les enfants n’existent pas comme personne individuelle, mais qu’ils n’existent que comme clones de l’Enfant générique érigé en modèle unique. Et que par conséquent il est naturel qu’ils soient soumis au même cursus, au même âge, au même rythme… Et une bonne partie de la littérature concernant l’école prend racine sur le présupposé implicite que le but ultime c’est la ressemblance au modèle unique. La culture interne de l’Éducation nationale ne peut concevoir l’existence de plusieurs voies de réussite; elle ne peut concevoir l’existence de plusieurs niveaux de maitrise de la langue écrite comme on admet plusieurs niveaux de maitrise du langage mathématique, comme on admet plusieurs niveaux de maitrise du langage musical. La lecture des milliers d’ouvrages et d’articles parus sur l’école, sur la pédagogie, en est symptomatique. Les donneurs de leçon parlent volontiers de l’Enfant au singulier. C’est commode pour l’exposé et pour le repos de l’esprit. C’est vain en pratique. A vouloir une école du XXIe siècle qui jouerait le même rôle sur le même registre que celui joué par l’école du milieu du XXe siècle c’est refuser de considérer ce qui a changé en un demi siècle.

L’élite réagit en gardienne de la foi

Le modèle unique de réussite allait de soi jusque dans les années cinquante, même s’il n’était pas davantage fondé alors qu’aujourd’hui. En 1950 les bacheliers constituaient 5% d’une génération; 12% en 1960; 20% en 1970; 63% en 2000. Évolution on ne peut plus rapide. Dans le contexte des années cinquante, le modèle unique de réussite allait de soi puisqu’il n’apparaissait pas comme modèle unique, ni même comme modèle. Il était en phase avec le public auquel il s’adressait. La sélection s’effectuait avant l’entrée dans l’enseignement secondaire. Le parcours scolaire secondaire apparaissait donc comme l’essence de l’enseignement puisque dispensé à des jeunes sélectionnés sur les critères ad-hoc, et non comme un modèle parmi d’autres possibles. Or avec l’obligation de scolarité jusqu’à 16 ans couplée avec l’idéologie du collège unique perçue comme support institutionnel du modèle unique de réussite, tous les jeunes ont été jaugés-jugés sur des critères uniques qui se croyaient universels. Avec les dégâts qu’on connait. Des dégâts humains considérables, jusqu’à l’humiliation pour des dizaines de milliers de jeunes chaque année (et pour chacun d’entre eux l’humiliation comme fil rouge de dix ans de scolarité vécus comme un calvaire) méprisés par une institution impuissante, qui ne sait pas quoi faire de ceux qui n’entrent pas dans le moule. Mais qui persiste malgré tout depuis quarante ans à vouloir les y faire entrer de force.

Comment imaginer que la langue écrite d’une élite (10% d’une classe d’âge) recrutée sur ces critères-là puisse demeurer identique à elle-même lorsqu’elle devient la pratique de toute une population? Comment imaginer qu’une langue qui se veut codifiée pour les siècles des siècles puisse être qualifiée de langue vivante? Comment ériger la démocratisation de l’enseignement en idéal tout en n’admettant aucune inflexion de son contenu? Insensé. La démocratisation n’aurait alors de légitimité implicitement que si son objectif était de faire de chaque petit Français un clone de l’élite, de cette élite qui s’est établie en gardienne du dogme. Or c’est impossible, ontologiquement impossible. Cela revient pour un juriste à introduire dans un contrat une clause qu’il sait intenable pour le contractant. Cette conception-là de la démocratisation est donc une perversion. Parce que l’élite par nature cherche à se distinguer du commun des mortels. Son intransigeance à l’égard de la langue convenue en est la marque. Elle réagit en gardienne de la foi et marque sa différence en refusant toute évolution de l’orthographe et de la grammaire. C’est pervers parce que l’enseignement n’a pas encore admis que son rôle est de conduire chacun le plus loin sur son propre chemin. Et non de l’emmener sur un chemin qui n’est pas le sien, avant de le laisser choir lorsqu’il n’avance pas.

La quête de l’ortho-graphe, un chemin de croix perpétuel

Les étudiants ont donc «passé un test en septembre. En orthographe et en grammaire d’abord, en rédaction ensuite. Moins de 12 à une épreuve? Une heure de travaux dirigés obligatoire par semaine. Moins de 12 aux deux épreuves? Deux heures. 286 étudiants angevins -la moitié des élèves testés- ont ainsi repris le B.-A.-BA du français.» En soi l’intention est légitime. Comment pourrait-on s’étonner que le travail de maitrise de sa langue maternelle puisse être considéré comme futile? La démarche est fondée in abstracto. Mais en l’espèce la clé nous est donnée par le professeur qui pilote ces travaux dirigés et qui «d’habitude, enseigne la stylistique et la rhétorique. Aujourd’hui, son cours est de niveau collège..». Pauline Bruley: «Moi-même, je réapprends beaucoup en faisant ce cours. Le français est complexe, on a tous des difficultés en orthographe!» Une forme de confession qui inconsciemment reconnaît à l’ortho-graphe son statut de léviathan dans la doctrine de l’Education nationale, et par suite dans la mentalité du pays. La quête de l’ortho-graphe est conçue comme un chemin de croix perpétuel. La souffrance commence au cours préparatoire, puisque c’est là que prend corps la notion de «faute». Elle ne s’arrête jamais. C’est comme ça. Rendez-vous compte : une «faute d’orthographe». Et quand l’ortho-doxe dit faute, il pense péché. Dès le départ les enfants peu dotés en sens orthographique sont désignés à la honte publique. Dès six ans les fautifs sont traités en pécheur. Aux uns la promesse du salut. Aux autres les mortifications quotidiennes. Voilà comment la langue est devenue à l’école non pas un instrument de libération mais un outil d’oppression ; non un instrument d’intégration, mais un outil d’exclusion.

C’est tout de même étonnant un professeur d’université qui réduit l’ortho-graphe au rang de savoir académique pétrifié, lesté de toutes les scories du passé, comme si une langue vivante était condamnée à conserver apparentes toutes les strates de son histoire. «Moi-même, je réapprends beaucoup en faisant ce cours. Le français est complexe, on a tous des difficultés en orthographe!» C’est vrai et c’est cela justement qui étonne, puisqu’on s’abstient d’en tirer de saines conclusions. Étonnant, un professeur d’université qui élève l’ortho-graphe au rang de pensum au lieu de la cultiver en gai savoir. A fortiori un professeur de stylistique et de rhétorique. Comme si enseigner les plaisirs de la langue à travers ses richesses stylistiques et rhétoriques ne pouvait se passer du calvaire de l’orthographe archaïque. Tu enfanteras dans la douleur. Comment peut-on se priver d’imaginer que l’esprit créatif se porterait aussi bien en s’affranchissant de règles obsolètes qui accaparent l’esprit au lieu de le libérer? La langue est au service de l’esprit. Pas l’inverse.

Au fond, cette confession d’un professeur d’université est un plaidoyer involontaire pour la simplification de l’orthographe.

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Un commentaire sur “« En fac de lettres ils se remettent à l’orthographe »
Plaidoyer involontaire pour la simplification de l’orthographe”

  1. […] première chose à faire est d'accepter de sortir la langue française du reliquaire où elle s'étiole, en se coupant du pays. L'exigence d'orthodoxie grammaticale et d'orthodoxie graphique maintenue à ce niveau-là est au […]

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