Devoir de réserve pour le prix Goncourt ?
La lutte pour l’existence médiatique est cruelle

Écrit le 12 novembre 2009 par Jiceo

• Le 2 novembre, Marie N’Diaye obtient le prix Goncourt pour son livre Trois femmes puissantes. Quelques jours plus tard, arrive sous les yeux d’Éric Raoult, député-maire UMP du Raincy, le texte d’une interview de la lauréate (Les Inrocks.com – 30/08/09). Monsieur le député se dit « choqué » par certains propos. Et du coup il souhaite que les lauréats soient tenus par un «devoir de réserve». Et, comme il est très courageux, il demande au ministre de la Culture de s’en charger. Joyeux lutin ! Le devoir de réserve pour un écrivain, il fallait l’inventer. Il ne reste plus qu’à lui donner quelque consistance. C’est une autre paire de manches.

Comme souvent, cette réaction balourde d’Éric Raoult en dit bien davantage sur son auteur que sur le sujet qu’il veut mettre en lumière. Elle révèle surtout la pauvreté de sa conception du monde, qu’il s’efforce d’enfermer dans une commode à deux tiroirs fourre-tout : l’un blanc, l’autre noir. Il n’y a pas dans cet univers-là matière à enrichissement du débat. Le festival de réactions indignées de ses détracteurs en est la manifestation. La prestation consiste simplement à ranger dans le tiroir blanc ce qu’Eric Raoult range dans le tiroir noir, et inversement. Ce faisant, comme toujours, ce sont ses détracteurs qui donnent son retentissement à une ineptie. Voilà pour le fond, qui n’épuise cependant pas le sujet. Car, en voulant faire taire un écrivain Éric Raoult fait parler de lui. Comme en voulant faire taire Eric Raoult, ses détracteurs font parler d’eux. That is the struggle for mediatic life. La lutte pour la vie médiatique est cruelle. Tous les moyens sont bons. Et ça marche. Les médias s’engouffrent dans la brèche, chaque fois. Ils adorent eux aussi les univers en noir et blanc. Parce que c’est cela qui fait l’audience. C’est cela qui les nourrit.

La morale ne fait pas une politique

Cela posé, être reconnu écrivain ne vaut pas ipso facto brevet de génie politique. Les extraits de l’interview de Marie N’Diaye sur lesquels s’appuie Éric Raoult ne sont pas d’une grande finesse. A la question «Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy?», l’interviewée répond : «Je trouve cette France-là monstrueuse… Je me souviens d’une phrase de Marguerite Duras, qui est au fond un peu bête, mais que j’aime même si je ne la reprendrais pas à mon compte, elle avait dit : “La droite, c’est la mort.” Pour moi, ces gens-là, ils représentent une forme de mort, d’abêtissement de la réflexion, un refus d’une différence possible.» Autant dire que savoir écrire de belles et fortes histoires d’hommes aux prises avec leur destin, n’est aucunement la garantie d’une pensée politique perspicace. La morale ne suffit pas à faire une politique.

Il est bien sûr légitime de mettre en lumière les épreuves et les souffrances de la vie clandestine des candidats à l’immigration. Mais cet aspect-là des choses ne saurait épuiser le sujet. Nulle souffrance humaine ne se dissout dans un bouillon de bons sentiments. Sinon l’affaire aurait été réglée depuis longtemps. Il n’y aurait plus de problèmes de migrations. D’ailleurs, Marie N’Diaye le suggère implicitement un peu plus loin, dans la même interview, lorsqu’a été refermée la parenthèse politique. «Je ne fais pas d’histoires vraiment liées à la société, je n’en ai pas la puissance. J’aime l’idée de fresques, qui donne l’idée d’une société, mais malheureusement je n’ai pas ce sens de l’histoire. J’aimerais, mais ce n’est pas ma main. Après vingt ans d’écriture, on connaît ses limites. Il y a des renoncements. Souvent, un écrivain fait ce qu’il fait parce qu’il ne peut pas faire autre chose. C’est difficile d’avoir à la fois le sens de l’intime et le sens de l’histoire. Tolstoï l’avait.» Cela remet un peu les choses à leur place.

« La France de Sarkozy »

Mais je ne veux pas terminer cette petite mise en perspective sans revenir à l’essentiel, et qui n’a été relevé par aucun commentateur. Évidemment. L’essentiel ici c’est la question qui induit cette réponse simplette. «Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy?» Insistons bien là-dessus, la question était: «Vous sentez-vous bien dans la France de Sarkozy?» Ainsi posée elle laisse échapper une bonne dose de perversité. Manifestement, être titulaire d’une carte de presse n’est pas non plus une garantie de perspicacité politique.

La personnification à ce point de la société dévoile une perception étroite du monde. Pensez donc, «la France de Sarkozy». Imaginons pour en prendre la mesure, la question formulée ainsi : «Vous sentez-vous bien dans la France du début du XXIe siècle ?» Une formulation qui n’aurait pas été honteuse pour un journaliste, un professionnel qui aurait laissé ses lourds préjugés à la porte. Elle aurait pu susciter une réponse toute différente et probablement plus riche. La responsabilité d’une réponse si médiocre doit donc être partagée entre Marie N’diaye et le journaliste qui lui a posé la question. Pardon, le journaliste qui a induit la réponse. Car tout de même, réduire la France à la chose de Sarkozy c’est faire de la paresse intellectuelle sa maitresse. C’est oublier un peu vite que Nicolas Sarkozy n’est pas tombé du ciel en mai 2007. Il est juste sorti des urnes. Et que si ce fut lui plutôt que Ségolène Royal ou quelqu’un d’autre, les Français n’y sont pas totalement étrangers.

Un point de vue n’épuise pas le sujet

Éric Raoult aurait été plus finaud d’interpeler l’auteur du prix Goncourt 2009 au lieu de lui demander de se taire. Il aurait été plus finaud de lui demander de s’expliquer, de l’inviter à dépasser le réquisitoire style Café du Commerce. Les questions toujours sont légitimes, bien plus importantes que les réponses. Il est vain de vouloir arrêter la marche du monde. Il est vain d’espérer suspendre le temps. Il vain de vouloir conclure. Ce qui fait la force d’une société c’est le débat permanent. Il est vain de vouloir faire taire ceux qui sont choqués par certaines décisions politiques. Comme il est vain de vouloir faire taire ceux qui à leur tour sont choqués par les réactions virulentes à ces décisions politiques. Mais il est important que le débat ait lieu, qu’il soit permanent. Il importe que se fasse sentir malgré tout une certaine indétermination. Il importe que la société perçoive que le Bien n’est pas entièrement d’un côté, et le Mal entièrement de l’autre, strictement séparés.

Le point de vue des immigrés clandestins n’est pas illégitime. Mais il n’épuise pas le débat sur l’immigration. Comme il n’est pas illégitime de se dire choqué à la vue de femmes voilées dans l’espace public. Point de vue qui même transformé en loi ne saurait épuiser le sujet. La seule voie est le débat permanent. C’est ainsi que le pays prend conscience de son être, de la vie qui le porte, en rendant palpables par le débat les tensions qui le traversent et le constituent. Comme n’était pas illégitime le désir de tenir le Front national à l’écart des médias lors de sa montée dans le pays il y a une vingtaine d’année. Ni plus ni moins illégitime que le désir de lui ouvrir les médias pour des raisons de principe, la liberté d’expression, et pour des raisons pratiques ; il est plus aisé d’en suivre l’évolution au grand jour que dans la clandestinité.

Encore une fois, la vérité n’est ni toute blanche ni toute noire. Ce qui importe c’est que les deux points de vue s’expriment en permanence pour laisser percevoir au pays la complexité des dynamiques en jeu. C’est parce qu’il y a tension entre différents points de la société qu’elle est vivante. C’est ainsi que se manifeste la vie. A contrario, le désir de trancher, le désir de faire taire atteste déjà que la morbidité gagne du terrain. C’est parce que la société est vivante que le questionnement est vital. Parce que les sociétés humaines sont vivantes elles évoluent. Chaque génération doit à son tour s’approprier les valeurs et pratiques en cours pour les adapter aux évolutions. Le débat est permanent. Il n’y a pas de solutions aux problèmes sociaux. Il n’y a que des adaptations permanentes.

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