Edgar Morin
La métamorphose du penseur en maître-penseur

Écrit le 11 janvier 2010 par Jiceo

La métamorphose du penseur en maître-penseur : un processus gagnant-gagnant-gagnant. L’égo du maitre est comblé, le crédo des aficionados réassuré, le prestige du journal raffermi. Edgar Morin vient d’offrir au  Monde.fr (09/01/2010) un Eloge de la métamorphose, une sorte de frénésie idéologique maquillée en discours savant. Mais la tenue de camouflage est voyante. L’illusion se dissipe vite. On peut être adepte de la pensée complexe, entre les murs, sans être soi-même prémuni contre les délices de la réduction idéologique, hors les murs. L’un n’exclut pas l’autre, manifestement. La panacée est au bout du stylo ; vieille rengaine.

La notion de métamorphose, pour éclairer les évolutions des sociétés humaines, pourquoi pas ? Ce n’est pas l’analogie empruntée à la biologie animale qui est en cause ici, quelles qu’en soient les limites. Les sociétés humaines sont travaillées en permanence par des forces centripètes et des forces centrifuges. Les deux en permanence. En interaction permanente. Ce qui change ce sont les vecteurs qui les portent ainsi que les modalités de leur mise en œuvre. Ce qui change c’est la visibilité de ces forces à l’œuvre selon les lieux, selon les époques. Les sociétés humaines demeurent sociétés humaines parce que, et aussi longtemps que, les forces centripètes dominent les forces centrifuges. Les modalités sont des adaptations aux circonstances, aux temps. Si l’inverse se produisait régulièrement, si les forces centrifuges étaient dominantes, nous ne serions pas ici pour en parler. Cela signifierait que les humains consacreraient davantage d’énergie à se déchirer qu’à travailler de concert. Ils auraient, sinon disparu de la surface de la Terre, mais stagné à un stade de développement moindre. Ils n’auraient pu poursuivre leur longue marche qui les a conduit à une position dominante sur la planète. Ils constitueraient une espèce parmi d’autres. Leur énergie serait centrée sur la confrontation avec les autres espèces pour la préservation de leur niche écologique et non sur l’alimentation d’angoisses métaphysiques prophétisant l’anéantissement de la vie terrestre.

Une capacité d’adaptation phénoménale

Or cette longue marche a commencé il y a quelques centaines de milliers d’années. Et c’est aujourd’hui que tout cela doit s’arrêter? C’est écrit? Où? Par qui? Certes ni l’homme ni la vie biologique terrestre ne seront éternels. De là à s’imaginer en capacité d’écrire le scénario de la chute, d’en connaitre l’échéance… Nos connaissances sont si fragmentaires qu’elles devraient nous inciter à la modestie dans nos interprétations. Sur le fond, les transformations que l’humanité fait subir à la biosphère, sont probablement sans commune mesure avec celles que recèle la planète en raison de son énergie propre, et de ses relations avec le soleil. L’impact des activités humaines à cette échelle-là est infime. Présumer l’inverse, que nous sommes parvenus au point de rupture, celui qui marque le début de l’apocalypse revient à nier le processus qui a conduit l’humanité à ce stade de développement: une capacité d’adaptation phénoménale servie par une curiosité intellectuelle insatiable, secondée par une imagination féconde, soutenue par une énergie inépuisable.

La notion de métamorphose peut être intéressante pour suggérer par exemple l’idée que des dynamiques sont à l’œuvre dans une société donnée, quand bien même aucune manifestation tangible ne l’atteste. Le travail de la société sur elle-même est à l’œuvre même s’il demeure invisible. Il ne se révèle à l’observateur que dans l’effort pour franchir le seuil des apparences, dans l’effort pour concevoir les évolutions sur le temps long, dans l’effort concomitant pour s’affranchir des petits désirs terrestres de toute puissance verbale. Et puis, la notion de métamorphose s’accorde à celle de complexité, cet effort toujours incertain, souvent vain, de résister à la tentation si séduisante de ramener « le complexe » à « l’un » englobant tout, expliquant tout ; de ramener le complexe insaisissable à l’un triomphant. La notion de complexité approche au plus près la nature de nos discours sur le monde, fragmentaires et précaires, et ce faisant révèle leur valeur intrinsèque en éclairant la fragilité de nos représentations, plus précisément leur faible corrélation aux phénomènes qu’elles prétendent décrire.

Nos anticipations sont de pâles projections linéaires du présent

Pour un paramètre que nous mettons en lumière afin d’expliquer les évolutions que nous croyons déceler et, de là, justifier les préconisations que nous croyons bonnes pour l’avenir des sociétés humaines, pour un paramètre mis en lumière cinq continuent d’agir dans l’ombre, parce que nous ne les avons jamais perçus et identifiés. Et nous ne comprenons pas pourquoi les choses n’évoluent pas comme nous les avons imaginées. Et quand bien même nous les aurions identifiées ces forces de l’ombre, nous ne serions pas en mesure pour autant de modifier mécaniquement les dynamiques dont elles sont partie prenante. Connaitre les étapes d’un processus ne donne pas ipso facto la capacité d’agir sur lui. Le monde continue son chemin ignorant superbement nos chimères, poursuivant sa logique propre qui nous demeure étrangère en grande partie, même si nous en sommes les acteurs majeurs. Et pourtant chaque fois nous nous étonnons que les changements n’empruntent pas les voies royales que nous avons conçues. Et chaque fois nous recommençons nos imprécations, ignorant avec superbe nos échecs répétés à emprisonner le monde vivant dans des décrets intellectuels.

Le propos ici n’est pas de gloser sur la validité de l’analogie. Admettons-là comme l’expression de ruptures qui s’opèrent à l’intérieur d’un processus continu; de ruptures qui touchent son organisation interne, son apparence externe sans en modifier la nature; de ruptures pour exprimer la permanence de l’humanité sous les diverses formes (lieux de vie, modes de vie, organisations sociales…) que l’histoire a révélées, comme prémices et promesse de la pluralité des formes qui lui sont ouvertes, et dont probablement nous n’avons pas la moindre idée, durant le temps qui lui reste à vivre de son séjour terrestre. Tout comme nos ancêtres de la Renaissance ne pouvaient concevoir ce que seraient les sociétés humaines un demi millénaire plus tard, ni même nos ancêtres de la fin du XVIIIe deux siècles plus tard, nous sommes incapables de concevoir l’avenir même proche. Nos anticipations sont de pâles projections linéaires du présent. Le peu de crédit qu’éventuellement elles recèlent tient à leur seul caractère perpétuellement virtuel puisqu’elles sont projetées au-delà de l’horizon.

Annoncer l’apocalypse pour se poser en sauveur

Cela posé, cet éloge de la métamorphose ressemble davantage à une descente aux enfers idéologiques qu’à une élévation vers la maîtrise de nos représentations, vers une appréhension lucide de notre incapacité à organiser le monde à coups de décrets. Le processus intellectuel à l’œuvre est toujours le même : annoncer l’apocalypse pour se poser en sauveur. Rien de neuf sous le soleil. Il suffit d’asséner quelques postulats qui produisent un effet de vérité parce qu’ils sont en phase avec les angoisses du moment. Où est le génie de ces affirmations ? En débutant par un colossal truisme le penseur de la complexité place haut la barre : «Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se dégrade, se désintègre ou alors il est capable de susciter un méta-système à même de traiter ses problèmes : il se métamorphose.» Ce qui revient à dire quand ça va mal que, soit on meurt, soit on guérit. Boudu, quelle perspicacité. Au vocabulaire près c’est du Mme Soleil dans le texte. « Je vois un grand malheur… Mais attendez. Au fond du couloir je vois une porte ouverte. »

La montée vers le salut se poursuit par la révélation du gros postulat :«Le système Terre est incapable de s’organiser pour traiter ses problèmes vitaux». Le diagnostic est tombé. L’oracle a parlé. Il ne reste plus à l’humanité qu’à s’émerveiller devant tant de lucidité, en s’extasiant sur l’agglomération des lieux communs qui lui sert de justification : «périls nucléaires qui s’aggravent avec la dissémination et peut-être la privatisation de l’arme atomique ; dégradation de la biosphère ; économie mondiale sans vraie régulation ; retour des famines ; conflits ethno-politico-religieux tendant à se développer en guerres de civilisation.» Un inventaire du mal que ne renierait pas un prêcheur de l’apocalypse. A ce stade-là, il faudrait déjà un livre entier pour mettre en perspective ces lieux communs, pour restituer aux phénomènes évoqués leur place dans les dynamiques de développement de l’humanité. Faut-il rappeler au génial penseur de la complexité que réduire « nucléaire » à « péril » c’est tenter d’échapper à la complexité du monde. Chassez le naturel… A « péril » on peut bien associer « nucléaire », mais comment alors ne pas y associer « équilibre de la terreur » ce doux euphémisme qui conceptualise et entérine l’absence de guerre, dans et entre les pays développés depuis plus d’un demi siècle? A « nucléaire » on peut encore associer « électricité », disponible pour l’activité économique, le confort domestique ; on peut aussi associer des « outils sophistiqués de diagnostic médical, des thérapies »…; et on doit également y associer des « déchets à vie longue ». C’est le b.a.-ba: pas de développement technologique sans risque, pas de thérapie sans risque d’effets secondaires, cela n’existe pas. Sauf dans le monde virtuel des étrangers à la pensée complexe.

A quel stade aurait-il fallu arrêter l’imagination humaine ?

A ce point, on peut bien s’émouvoir de la « dégradation de la biosphère ». Mais, l’affirmation est posée comme une donnée objective unidimensionnelle, unidirectionnelle, irrémédiable. D’où tire-t-elle sa légitimité? La dynamique « dégradation » existerait-elle en soi, et ne demanderait alors  aucune autre mise en perspective que celle implicite qu’elle colporte, à savoir qu’elle serait la conséquence néfaste de l’activité humaine? Une affirmation qui suggère insidieusement qu’il suffirait de mettre fin à l’activité humaine pour retrouver le paradis perdu. La « dégradation de la biosphère » comme donnée objective? Est-ce dans ce cas une référence implicite à un stade préalable de la biosphère fixé comme paradisiaque juste avant l’avènement de l’ère industrielle, laquelle signerait alors la perte de l’état de nature, cet état idéal de l’homme avant sa chute?

Mais à quel stade aurait-il fallu arrêter l’imagination des hommes pour parer à tout danger? A l’invention de l’agriculture? A l’invention du bronze? A l’invention de la roue? A l’invention du moulin à eau ou à l’invention de la machine à vapeur? A l’invention de l’écriture ou bien à l’invention de l’imprimerie? A l’invention de l’administration impériale? A l’invention du cadastre?  A la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ou bien au premier pas de l’homme sur la Lune? A l’invention du bateau à voile ou bien celle de la marine à vapeur? A l’invention de la draisienne ou bien celle de l’automobile? A l’invention du stéthoscope ou bien celle de l’IRM (Imagerie par Résonance Magnétique)?  A la panoplie des plantes médicinales ou bien à la découverte du vaccin contre la rage ou celle de la pénicilline? A la maitrise des techniques de conservation des aliments par la chaleur ou bien à celles par le froid? Qui est donc ce gros malin qui sait dans quel état idéal de développement il aurait fallu figer l’humanité; dans cet état de développement pré-industriel où famines et épidémies régulaient « naturellement » les sociétés humaines? Qui est donc ce gros malin qui non content de savoir, serait en outre capable d’imposer la léthargie définitive à tous les cerveaux humains? Imaginer l’humanité au bord de l’annihilation parce que le taux de CO² dans l’atmosphère a augmenté c’est ignorer les dynamiques qui l’ont portée jusqu’ici; c’est ignorer la dynamique propre des processus complexes et notamment leur inertie en relation directe avec leur complexité.

L’humanité n’est pas sur des rails jusqu’à l’abime

« L’économie mondiale est effectivement sans vraie régulation ». Mais l’a-t-elle jamais été sous régulation globale? Est-ce vraiment concevable, aujourd’hui, une régulation globale de l’économie? Qui peut imaginer la Super-Administration mondiale qui aurait à la fois l’autorité d’imposer telle contrainte, les moyens d’en vérifier l’application et la légitimité de décider des sanctions envers les contrevenants? Quand on voit les difficultés à faire voter certaines résolutions à l’ONU, sans même évoquer leur application. Quand on prend la mesure des freins qui limitent l’avancée des discussions de l’OMC. Quand on perçoit l’abime qui sépare les velléités verbales-radicales en matière de régulation climatique des décisions concrètes à même de sortir des conférence internationales comme celle récente de Copenhague. Quand on prend acte de l’impossibilité pour l’Union Européenne aujourd’hui de mettre sur pied une politique économique commune… etc. Qui peut imaginer faire vivre une institution de régulation de l’économie mondiale au début du XXIe siècle? Est-ce crédible? Et du coup est-ce souhaitable? En constatant aujourd’hui que dans un seul pays, le plus puissant du monde, les autorités publiques n’ont pas su-voulu voir et prévenir la crise des subprimes, le choc financier qu’elle a déclenché, la régression sociale qu’elle a provoquée, comment imaginer quelque efficacité pratique à une administration mondiale?

Dans le domaine économique aussi les sociétés humaines sont travaillées par des tensions antagonistes, entre des forces centripètes et d’autres centrifuges. Une administration centrale aujourd’hui ne serait que le réceptacle de ces tensions paralysantes, impuissante à  les surmonter pour agir. Ce sont les circonstances qui déterminent les rapports de force et qui sont capables d’imposer certaines contraintes à certains moments. La régulation de l’économie mondiale n’est pas inaccessible dans l’absolu. Elle deviendra effectivement possible lorsque le niveau de vie de la plus grande partie de l’humanité sera homogène. Cette homogénéisation rendra possible la perception, l’intériorisation et la prise en compte par le plus grand nombre du destin commun qui nous lie. Seules se révèlent acceptables les contraintes perçues comme fondées, lesquelles n’apparaissent qu’au-delà de certains seuils, dont au demeurant le plus souvent on ne prend connaissance qu’a postériori. C’est ainsi qu’il faut avoir éprouvé jusqu’à satiété les illusions de la société de consommation pour que son dépassement devienne concevable. C’est l’histoire qui révèle a postériori les modèles, plutôt que la prospective. L’histoire reconstruit en modélisant, en condensant le temps et l’espace, en créant a postériori des enchainements de causalité demeurés obscurs aux acteurs d’alors; la vie en acte tâtonne, avance pas à pas en corrigeant au jour le jour. L’humanité n’est pas sur des rails jusqu’à la fin de son temps; jusqu’à l’abime. C’est juste l’illusion qu’engendre la pensée linéaire.

Se donner le beau rôle

Quant à l’affirmation « retour des famines » posée elle aussi comme une donnée brute objective, elle gagnerait à être affinée. Leur « retour » laisse entendre qu’elles succèdent à une période « sans ». Est-ce si sûr? Il est plus vraisemblable que, proportionnellement, le nombre de personnes qui ne mange pas à sa faim n’a jamais été aussi bas, proportionnellement. Ce qui sur une population de 6 milliards de personnes peut encore faire beaucoup en valeur absolue. Assurément. Mais, poser « retour des famines » comme une donnée brute pour invalider l’état de développement actuel des sociétés humaines suggère la prégnance de quelques lourds préjugés idéologiques. Pour prendre la mesure du travail qui reste à accomplir il conviendrait d’en éclairer l’étiologie, dans la complexité des facteurs en cause. Poser un diagnostic en se dispensant de prescription thérapeutique ne fait pas beaucoup avancer la science. Mais cela permet de se donner le beau rôle; en se donnant bonne conscience.

 

– 8 janvier 2008 – Consternante réaction d’Edgar Morin sur «la politique de civilisation»

– 12 février 2008 – «Politique de civilisation» : Edgar contre Morin

( à suivre ? )

 

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