Scoop mondial de WikiLeaks
Le langage des rapports diplomatiques n’est pas toujours très diplomatique

Écrit le 30 novembre 2010 par Jiceo

Grâce à Wikileaks et à ses relais papier*, dont Le Monde, l’anthropologie vient de faire un grand bond en avant: apprenez braves gens que le langage des rapports diplomatiques prend des libertés avec les usages du langage diplomatique. Ebouriffant non? Les rédacteurs y dépeignent leurs interlocuteurs de façon préférentielle, sinon exclusive, en faisant ressortir leurs petits et grands  travers: un scoop mondial vous dis-je. Ah, le fantasme de la transparence: les gens d’en-haut se comportent et parlent comme les gens d’en-bas dès que projecteurs et micros sont coupés, quel scandale!

undefinedDans la même veine, attendons-nous à découvrir bientôt que collégiens et lycéens concoctent de leurs professeurs des images pas toujours flatteuses. Il se pourrait même que les salles de professeurs à leur tour s’apparentent à des repaires de zoïles endurcis, bruissant du chuchotis continu des piques ironiques qui n’épargnent personne: élèves, parents, collègues, chef d’établissement, recteur d’Académie, ministre… Poussant plus loin la transparence on apprendrait un jour que dans nombre d’entreprises, autour de la machine à café, les portraits des chefs petits ou grands comme ceux des collègues sont retouchés avec vigueur, pas toujours à l’avantage des portraiturés. Avec un peu de perspicacité on pourrait même déceler que, hors micro, les hommes politiques y compris ministres, se laissent aller à abandonner parfois la langue de bois. Et qui sait, une investigation approfondie ferait émerger le grand secret tellement banal des nobles rédactions de nos grands journaux; elles frissonnent elles aussi au colportage des jugements acerbes sur tel personnage public, sur tel confrère concurrent ou tel confrère collaborateur.

Apprenti sorcier

Bref, le scoop bien souvent n’existe que dans la tête de celui qui s’imagine en être l’auteur. Nous voilà donc bien avancés: « les hommes publics se comportent comme tout un chacun quand ils ne sont plus en représentation ». Il en faudra sans doute davantage pour empêcher la Terre de tourner. Voilà pour la dimension triviale de ces publications. Mais elle en comporte d’autres dimensions qui, elles, mériteraient une mise en perspective plus élaborée avant publication. Il s’agit tout bêtement des relations entre Etats souverains. A fortiori quand elles incluent une perspective opérationnelle, stratégique ou militaire.

Le fait de n’avoir aucun mandat public peut-il servir de caution à l’irresponsabilité plénière, même au nom de la transparence? On oublie vite dans cet univers d’apprenti sorcier la fragilité des relations humaines, comme si le monde des hommes se trouvait en équilibre permanent en raison des seules vertus spontanées de l’humanité. Où l’on perçoit que mettre sous les projecteurs ce qui a vocation à demeurer discret (les acteurs et leur rôle), et qui justement n’existe que parce que la discrétion est la règle, est un jeu dangereux. Ce faisant on grille les acteurs de l’ombre, et du coup on rend plus difficile encore leur rôle pourtant essentiel.

Comment ignorer que si le monde tient debout malgré les tensions, malgré la prolifération des armements, malgré le téléscopage des intérêts à court terme, malgré les discours va-t-en guerre des uns ou des autres, comment ignorer que si le monde tient debout c’est grâce aux relations à plusieurs niveaux qu’entretiennent les sociétés humaines?

L’exigence de transparence absolue : un délire de pureté

Le niveau politique est le plus visible, le plus bruyant serait plus juste. C’est le niveau où les bornes sont facilement franchies, d’autant que les vecteurs ne sont que des mots, le plus souvent en outre à usage intérieur même s’ils font le tour du monde; vecteurs qui ont leur antidote, d’essence identique: des mots. Mais quelle légèreté d’imaginer qu’il occupe seul l’espace.

Quand bien même les mots s’échangent comme des boulets par-dessus les frontières, demeure l’espace protégé de la diplomatie qui recalibre en permanence ce qui se joue sur la place publique. Et lorsque pour de bonnes ou de mauvaises raisons cet espace vient à être inoccupé, le royaume des services secrets supplée en tout ou partie.

On peut bien s’envoyer publiquement des noms d’oiseau par médias interposés, on continue de se parler dans l’ombre par contacts discrets interposés. Et c’est ainsi que le monde demeure debout. Encore faut-il que les protagonistes soient assurés que les règles tacites seront respectées. En d’autres termes, l’exigence de transparence à tout prix est un délire de pureté; et comme tout désir de pureté il est un désir d’ayatollah.

Le jeu pervers de l’autodénigrement

S’imaginer que la transparence absolue des relations entre Etats puisse être bénéfique à l’humanité c’est se montrer aveugle sur l’état de l’humanité. L’hypothèse n’est légitime qu’à une condition préalable. Elle présuppose que la nature humaine soit devenue plate, sans aspérité, bonne et généreuse spontanément, que les hommes soient mus en permanence et naturellement par l’intérêt général exclusivement, notion qui bien entendu englobe toute l’humanité ramenant chacun à la condition unique devenue le lot de tous. L’hypothèse présuppose que le désir, l’envie, la jalousie… aient disparu de la surface de la Terre; bref que les intérêts humains se soient dissous dans l’intérêt de l’humanité.

Les sociétés humaines ont-elles développé ces capacités d’autorégulation spontanée fabuleuses qui rendent la transparence naturelle? Voire. La question suggérant sa propre réponse on sent bien une fois encore que cet étalage en pleine lumière du travail de l’ombre fragilise avant tout la position des démocraties. Ce qui revient à élever le jeu de l’autodénigrement au rang d’accomplissement pervers.

Autant il est légitime d’interroger les acteurs politiques majeurs de nos démocratie sur les politiques menées ici ou ailleurs dans le monde, autant il est sain que ces interrogations publiques demeurent dans le champ politique; jusqu’à flirter avec le domaine de l’ombre à l’occasion; guère au-delà lorsque les enjeux sont contemporains. Laissons aux historiens le privilège de réécrire l’histoire; lorsque les enjeux sont dépassés.

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* Le Monde, The New York Times, The Guardian, Der Spiegel et El Pais.

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