WikiLeaks : la quête du grand secret

Écrit le 11 décembre 2010 par Jiceo

La publication par WikiLeaks de milliers de câbles diplomatiques pourrait tout de même avoir une vertu: établir que le monde dont ils dessinent les contours n’est pas si différent de l’idée qu’on s’en fait, par médias interposés pour l’essentiel. C’est d’ailleurs l’inverse qui serait drôle. Il y aurait alors d’un côté le monde visible, notre monde de tous les jours à nous ici-bas, et de l’autre le monde invisible de la diplomatie qui serait de fait le vrai monde réel. CQFD. Merci donc WikiLeaks, la supercherie enfin est balayée. undefined

Quelle découverte! Quiconque s’intéresse un peu à la marche du monde n’apprend rien de substantiel à la lecture de ces câbles diplomatiques; juste la confirmation de faits régulièrement évoqués par la presse (peu ou prou) depuis des décennies, probablement puisés à des sources proches de celles évoquées dans les messages publiés, attestant ainsi à rebours que mine de rien dans une démocratie vivante, l’information circule vaille que vaille.

La frontière entre licite, légitime et légal n’est pas une ligne jaune

L’idée en un mot est que la liberté de la presse, là où elle peut s’exercer, est une réalité effective et que, entre excès et manques, celle-ci joue son rôle; malgré les informations incomplètes, malgré les incertitudes, malgré les retards liés à la nature même des informations dont il est question ici. Mille raisons, bonnes ou/et mauvaises, expliquent cette retenue attestant encore que la complexité des sociétés humaines travaillées par une multiplicité d’enjeux non convergents ne saurait se dissoudre dans une vision manichéenne réduite à la lutte du Bien contre le Mal.

Les États sont dans leur rôle en s’efforçant de préserver le secret lorsque les enjeux ont un caractère stratégique. Les organes de presse sont dans leur rôle en s’efforçant de limiter le domaine du secret (dans la vie publique) en raison de sa tendance assez naturelle à l’expansion. C’est cette confrontation sans fin qui constitue la vivacité des sociétés développées; c’est sa mise en pratique quotidienne qui l’entretient, la renforce, la portant chaque jour à considérer sous un angle neuf ce qui semblait aller de soi la veille. On devine ici que la frontière entre licite, légitime et légal n’est pas une ligne jaune, mais une zone grise soumise à des déformations incessantes. Le salut n’est ni dans la transparence absolue, ni dans le secret absolu.

Les informations mises en ligne par WikiLeaks n’apportent donc pas de révélation qui viendrait changer la face du monde. La plupart confirme ce qui se dit et se sait plus ou moins explicitement depuis longtemps. Que nous ont-elles appris de fracassant sur la Françafrique (1)? Qu’ont-elles divulgué de consistant sur l’évolution de la Chine?

L’article du Monde.fr a beau essayer de créer l’illusion en titrant: « Wikileaks: Asie et Occident inquiets de l’essor du nationalisme de la Chine », il aboutit comme souvent à une conclusion banale, qui ramène les sociétés humaines à la complexité des enjeux qui les travaillent. « Deux tentations contradictoires vont cohabiter. En premier lieu, la « puissance montante » de la Chine va nourrir la « volonté de se confronter aux Etats-Unis« . Toutefois, la Chine aspirera simultanément à prendre ses responsabilités -ce qu’elle ne fait pas vraiment aujourd’hui- d’ « actionnaire«  (stakeholder) du système mondial, avec ce que cela implique d’implication dans les dossiers de l’environnement, de la non-prolifération, de la médiation des conflits..

Autrement dit, rien de neuf sous le soleil. Tant qu’on est petit, et/ou en position de faiblesse, on montre les crocs et on aboie. Et quand on est gros on est amené à gérer l’agitation des petits, pour asseoir et conserver sa position. La Chine donc, à son tour, grossit. Et comme d’autres, en cultivant la perception de sa propre évolution elle ajuste son comportement au rôle nouveau qui lui échoit.

La Chine doit aussi composer pour s’imposer

Car, à suivre cette tentation d’ériger des lieux communs en révélation, on ne va pas tarder à découvrir que l’influence montante de l’Europe à partir de la Renaissance (1492, année symbolique) tenait à sa puissance: savant mélange d’essor des savoirs (évolution de la perception globale de la Terre, de sa place dans le système solaire), de développements techniques, de croissance commerciale et économique soutenue éventuellement par la puissance militaire. Et que l’influence prépondérante des États-Unis au XXe siècle se mesurait à sa puissance économique et militaire montante, quand celle de l’Europe commençait à manifester quelque langueur. Et que l’influence nouvelle de la Chine dérive de sa montée en puissance; économique et financière aujourd’hui; technologique demain…

C’est un jeu sans fin celui qui consiste à enfoncer des portes ouvertes. La roue tourne, manifestement. Il vaut mieux le savoir et nous apprêter (enfin) à ne plus nous voir tenir le premier rôle systématiquement. Sachons nous préparer, efforçons-nous de le faire. Pour le reste, « le nationalisme de la Chine » évoqué dans le titre souligne simplement que les Chinois développent une perception nouvelle de leur place dans le monde; le nationalisme n’en constituant qu’une modalité, parmi d’autres.

Il suffit de survoler l’histoire de l’Europe au cours du demi millénaire passé pour sentir que le nationalisme n’est pas une particularité chinoise. Avec une différence de taille cependant: à l’heure où la Chine émerge sur la scène des puissances mondiales, celle-ci est déjà occupée. Et si les acteurs majeurs sont vieillissants, ils sont encore présents. Elle doit compter avec eux. De plus, elle n’est pas seule à ambitionner un rôle de premier plan. L’Inde, le Brésil y aspirent aussi; l’Iran et l’Afrique du Sud d’ici peu également. La Chine n’est pas seule au monde. Elle doit aussi composer pour s’imposer. A nous réciproquement de savoir composer intelligemment en accompagnant cette évolution. Quant à l’inquiétude de l’Asie et de l’Occident à l’égard du nationalisme chinois, elle n’est qu’une manifestation de cette tendance naturelle à surveiller ses intérêts. Pas de révélation donc, juste la confirmation de ce que l’observation continue des uns et des autres, des uns par les autres, discerne de l’évolution du monde.

Le Diable habite Washington

L’information n’est au fond qu’un alibi. Les petits secrets de l’ambassadeur semblent assaillis du même investissement morbide que les pseudo-secrets d’alcôve, pactole des magazines people. Cet engouement a quelque chose de troublant, voire touchant. Certains, cherchant en permanence la confirmation que le diable est à l’œuvre dans les décisions politiques des États forts, sont servis. Les petits et grands défauts des États-Unis étalés sur la place publique confirment leur credo: le diable habite Washington et l’un de ses fidèles suppôts occupe l’Élysée (2). Les petits secrets de l’ambassadeur comme trace évidente du grand secret. Ce fantasme qui nourrit nombre de proclamés citoyens se construit sur la perception implicite que le monde est contrôlé par quelques puissants qui tirent les ficelles dans l’ombre. Cette ombre salutaire qui en protégeant leur identité les met à l’abri de l’annihilation. Et, par-dessus tout, assure la pérennité des théories du complot. Imparable.

On ne nous dit pas tout

On perçoit, sous l’empressement à présenter ces rapports diplomatiques sous les traits de l’anti-monde, leur intérêt latent. Ils ré-enchantent à bon compte l’univers blafard des adorateurs du complot comme explication du monde. Premier temps, le monde diplomatique est érigé en monde parallèle; puisque secret. Puis, deuxième temps, ce monde parallèle est plaqué tel quel sur le monde d’en-bas. Et là, troisième temps, éruption du cri d’horreur au constat effaré que les deux mondes ne se superposent pas. Alors, quatrième temps, puisque les deux mondes ne se superposent pas c’est donc qu’on ne nous dit pas tout. Cinquième temps, conclusion: sus aux cachotiers!

Il est vrai que le secret (ici diplomatique) est le principal aliment du fantasme. Mais dans nos sociétés complexes il n’y a plus de véritable secret, sinon partiel et foncièrement provisoire. Les imbrications sont trop fortes entre les acteurs, divers, nombreux et donc en concurrence, portés par des enjeux en partie communs, en partie antagonistes. Les journalistes ont besoin des politiques et réciproquement. De bonnes relations ne peuvent nuire aux carrières ni des uns ni des autres. Les gens de bonne éducation savent renvoyer l’ascenseur; a fortiori ceux qui sortent des mêmes écoles. Et puis, demi-vérités et silences approbateurs laissent les consciences en paix. Policiers, magistrats et journalistes se côtoient sur le terrain et la presse semble être l’outil privilégié pour contourner feu le secret de l’instruction. Fonctionnaires hauts et petits peuvent être révulsés par certaines affaires de leur ressort, voire désirer régler quelques comptes; avec d’autres services, avec des politiques. Mille motivations contribuent en permanence à amoindrir le secret.

La publication par WikiLeaks de milliers de câbles diplomatiques pourrait avoir cette vertu: établir que le monde dont ils dessinent les contours n’est pas si différent de l’idée qu’on s’en fait, par médias interposés pour l’essentiel. Puis, découvrir et admettre que le monde discret-secret de la diplomatie n’est tout platement qu’une composante du monde vivant; ni le Bien ni le Mal; juste une composante à la limite du visible. La diplomatie n’est pas un autre monde. Elle est une partie de notre monde.

  1. WikiLeaks : la volonté affichée de M. Sarkozy de rompre avec la « Françafrique » a réjoui les États-Unis
  2. WikiLeaks : Nicolas Sarkozy, « l’Américain »
Creative Commons License Cette création est mise à disposition sous un contrat Creative Commons.

Laisser une réponse

Wordpress Theme by Arcsin