– Et donc, que proposez vous ?
– Libérer les énergies et les talents

Écrit le 2 février 2012 par Jiceo

«Et donc, que proposez vous?» me demande un lecteur de l’article publié hier 1er février: Des enseignants subjugués par… le miroir aux alouettes de Jean-Luc Mélenchon. Il a raison, même si une lecture attentive suggère fortement les limites du jeu de rôle qui se joue dans l’Éducation nationale depuis des lustres et qui a institutionnalisé en comportement exclusif l’attente infondée de solutions universelles qui tomberaient prêtes à consommer du ministère. Infondée parce qu’il n’y a jamais de solution aux problèmes des hommes. Il n’y a que des réponses (toujours provisoires) adaptées au lieu et au temps. Il n’existe pas de réponse universelle intemporelle aux situations vécues ici et là.

1°- État des lieux

Passé un certain seuil de développement, un mouvement, quel qu’il soit, s’institutionnalise. Dans ce cours il a tendance à «oublier» la motivation originelle qui l’a fait naître. A l’objectif initial, perdu de vue dans le mouvement même de sa réalisation, se substitue peu à peu un objectif second, implicite: la survie de l’institution en tant que telle pour elle-même. C’est pourquoi (par exemple) l’avantage comparatif de la démocratie -sur toute autre forme de gouvernement- c’est moins le choix de ses décideurs par les citoyens que la conséquence pratique induite: le changement fréquent des décideurs. Comprenez bien, je ne méprise pas le suffrage universel; mais il n’est que la condition initiale qui permet de garder vivaces au long cours les institutions d’un pays.

Pour revenir à l’Éducation nationale, au sortir de la guerre elle était déjà en voie de sclérose. Le pilonnage idéologique de la IIIe République a accéléré le changement de statut qui s’opérait insidieusement. Conçue comme un outil au service du pays, de ses enfants, elle devenait peu à peu une fin en soi; qui n’avait plus d’autre but que de perdurer en tant que telle. Les changements qu’a connus le pays durant le quart de siècle qui court jusqu’à la fin des années 70 ont modifié profondément la physionomie du public qu’elle devait accueillir. Mais elle n’a pas réussi à en prendre la mesure pour s’adapter. Quand au milieu des années cinquante, à peine 10% d’une classe d’âge obtient le bac, on arrive à 20% en 1970, 25% en 1980, 50% en 1990 ; plus de 60% en l’an 2000. En un demi siècle on est passé d’un enseignement élitiste à un enseignement de masse. Pourtant, les mentalités, à l’intérieur de l’institution, n’ont pas vraiment réussi à accompagner cette évolution majeure. Peut-on avoir les mêmes exigences et les mêmes objectifs quand sont concernés dans un cas 10% d’une population, dans l’autre 60%?

1.1 – Or, perdure au cœur de l’Éducation nationale (et à l’extérieur; comment pourrait-il en être autrement?) le mythe d’une langue française idéalisée dans une perfection achevée, vénérée comme une relique, auréolée du prestige qu’elle réservait autrefois aux langues mortes, et finalement enseignée comme telle. Elle est le support d’un culte de l’expression écrite anachronique, dans l’enseignement, mais qui déteint fortement sur l’extérieur. Le poids de l’écrit dans le cours de la formation (rapports de stage et autres productions) et dans les examens est sans commune mesure avec les nécessités d’une formation vivante adaptée aux exigences du temps. Vous ne pouvez maintenir la même exigence de perfection académique pointilleuse quand votre entreprise concerne 10% d’une population (sélectionnés à l’entrée au demeurant sur ces critères-là) ou bien 60%. Et a fortiori quand votre entreprise doit prendre en compte les 40% qui ne font pas partie du premier groupe. On accepte volontiers de considérer comme naturel qu’il existe plusieurs niveaux de maîtrise du langage mathématique (ou scientifique en général) plusieurs niveaux de maîtrise du langage musical (ou artistique en général). Et il deviendrait incongru qu’il existe naturellement plusieurs niveaux de maîtrise de la langue maternelle parlée et écrite? Mieux vaudrait en prendre acte que de continuer à cultiver des chimères.

La première chose à faire est d’accepter de sortir la langue française du reliquaire où elle s’étiole, en se coupant du pays. L’exigence d’orthodoxie grammaticale et d’orthodoxie graphique maintenue à ce niveau-là est au final contre-productive. Elle revient à trouver naturel de voir des enfants apparaître étrangers à leur propre langue.

1.2 – Deuxième handicap de l’Éducation nationale, de même nature que celui qui concerne la langue, le modèle unique encore: ici le fantasme de l’uniformité, réponse enfantine au principe d’égalité qui lui sert de justification. L’égalité cela ne consiste pas à proposer à tous le même projet (même enseignement au même âge au même rythme pour tous) mais à proposer à chacun le projet le mieux adapté à sa personnalité. Et on l’a bien compris, le corollaire d’une réponse unique, uniforme, propre à toutes les situations, sur tout le territoire, est qu’elle doit être conçue par le ministère pour s’imposer à tout le pays (programmes, cursus scolaires, statuts des personnels, évolutions de carrière..). D’où le rôle dévolu à l’État dans les représentations du syndicalisme (enseignant ici). Et par contagion, dans celles du « syndicalisme » parental. L’État est cette abstraction commode sur laquelle convergent toutes les récriminations, de la part de personnels et d’usagers qui ne se sentent jamais quelque responsabilité dans la marche de l’entreprise où pourtant ils sont acteurs à des titres divers. Comment voulez-vous promouvoir des évolutions adaptatives quand le fond culturel sur lequel elles doivent s’appuyer est foncièrement conservateur? Réclamer tout le temps des changements et faire en sorte que rien ne change tel est le dilemme existentiel! Et, par-dessus tout, n’accepter aucune responsabilité personnelle dans la marche du collège ou du lycée.

Or, c’est le premier pas, la responsabilité personnelle, d’une démarche positive qui seule fait grandir. Parce que quiconque a pris quelque responsabilité un jour, sait que toute décision est un pari; et que l’homme grandit par essai/erreur/rectification. Nulle décision n’est assurée d’aboutir au résultat escompté. Mais c’est quand on est comptable de ses propres décisions qu’on est à même d’en modifier le cours, de les faire évoluer; qu’on grandit. A se contenter de récriminations stéréotypées on ne grandit jamais.

2° – Propositions

2.1 – Quand vous me demandez « que proposez-vous ? » je crains d’entendre ce que la culture dominante du pays y entend implicitement, et qui peut s’exprimer ainsi: « Quelles solutions doit apporter l’État? » Question tellement « évidente » qu’elle a besoin de quelques éclaircissements:

a – Il y est sous-entendu, conformément à la tradition du pays, que tout changement ne peut procéder que de l’État ; ne peut être initié que par l’État, ne peut être mis en œuvre que par l’État. Or, c’est évidemment, cette évidence-là qui nous parait si naturelle qu’il importe de mettre en questionnement pour commencer enfin d’en percevoir les limites. Si les réponses adaptées pouvaient provenir de l’État, alors cela ferait longtemps qu’on n’en parlerait plus de ces questions; depuis le temps que l’État y est confronté au casse-tête de l’Éducation nationale.

b – Dans une institution aussi monolithique, tout changement initié d’en haut se heurte de front à des résistances conservatrices; renforcées par un statut qui semble ne comporter que des droits et aucun devoir et qui du coup, offre à ses bénéficiaires le loisir de renverser les responsabilités, impunément. En principe, les fonctionnaires doivent rendre des comptes à l’autorité qui les missionne, en l’occurrence le ministre, qui lui à son tour rend des comptes aux citoyens par le jeu des instances démocratiques. En pratique, on observe depuis quarante ans que ce sont les fonctionnaires qui exigent des comptes de leur ministre, et a priori de surcroît, en s’offrant le luxe de refuser les missions qu’il leur confie, avec les encouragements de syndicats aveugles sur les conséquences délétères de leur propre pratique.

Étonnons-nous ensuite, du résultat. Quarante ans de ce régime où l’autorité du ministre est bafouée publiquement et sans vergogne, à chaque projet de réforme, par des gens qui par ailleurs se réclament de l’idéal démocratique! Quoi d’étonnant alors au fait que les enseignants se retrouvent aujourd’hui confrontés à des problèmes d’autorité dans leur exercice professionnel quand pendant si longtemps ils ont donné à tout le pays, y compris à leurs élèves et leurs parents, l’exemple de citoyens (?) bafouant systématiquement les autorités légitimes du pays. La seule pédagogie efficace est la pédagogie de l’exemple. Manifestement. Et l’exemple vient de haut.

c – La demande implicite à l’égard de l’État, est toujours une demande de solutions. Du prêt à consommer en quelque sorte. Or, dans une société complexe, mouvante, il n’y a pas de solutions (pérennes: universelles-éternelles). Il n’y a que des adaptations permanentes; un travail d’adaptation permanent, qui lui ne peut provenir de l’autorité centrale. Pour prendre la mesure du jeu pervers qui se joue à ce sujet central dans l’Éducation nationale, il suffit de participer à ce que par abus de langage (ce travers si familier à l’institution, comme au reste à toute l’administration) on nomme Conseil d’administration dans les collèges et les lycées.

Des conseils d’administration qui n’administrent rien du tout. Ils sont sans pouvoir. Ils sont juste des lieux de parlote, au cours desquelles les syndicats d’enseignants et les représentants des parents se livrent à un jeu de rôle dérisoire qui dissout l’intérêt de l’enseignement et des enfants. Même s’il en demeure l’alibi. Dans cette mascarade le chef d’établissement endosse seul et par routine le rôle de l’autorité (méchante autorité source de tous les maux; le ministre incapable, expression considérée comme un pléonasme dans le milieu, et son représentant local l’inspecteur d’Académie guère mieux considéré); autorité vers qui se concentrent tous les griefs. Griefs à l’encontre des mesures mises en œuvre qui par définition corporatiste ne sont pas à la hauteur des enjeux; griefs à l’encontre des mesures en projet qui par définition syndicale ne correspondent pas aux besoins. Bref vilipendé pour ce qu’il fait, il l’est derechef pour ce qu’il ne fait pas. Quoi qu’il advienne seul le ministre en est responsable; les enseignants n’y sont pour rien. Jamais. A se demander au final s’ils ont un rôle dans l’institution.

En un mot, c’est cette culture-là de l’attente passive de solutions toutes faites qui constitue le principal handicap de l’Éducation nationale; qui l’empêche de s’adapter. Culture avec laquelle il faut rompre.

2.2 – Cela posé, ce que je propose tient en une phrase: libérer les énergies et les talents.

Libérer les énergies et les talents, cela signifie, donner aux acteurs de l’institution, là où ils sont, la liberté d’agir et la responsabilité de leurs actes. Il y a partout des jeunes enseignants, pleins d’énergie et d’idées, prêts à se « défoncer » pour leur métier et pour les enfants, leurs élèves. On les voit arriver en début d’année, débordant d’entrain et d’enthousiasme. Mais lorsqu’on les revoit à l’orée de leur deuxième année, ils sont méconnaissables ; devenus en un an moroses comme leurs vieux collègues parce que leur énergie a été phagocytée par des syndicalistes qui voient en eux un danger. Comment continuer de gémir à l’infini contre l’autorité (contre l’État, cette abstraction commode pour y noyer sa responsabilité) quand de jeunes collègues se retroussent les manches ?

2.2.1 – Seul impératif: libérer les énergies et les talents. Car ce n’est pas à coup d’expérimentations localisées, destinées à être généralisées ensuite par des circulaires, ce processus au rendement dérisoire (tellement il est générateur d’incompréhension, bouffeur d’énergie et de temps) qu’on apporte des réponses viables aux problèmes rencontrés sur le terrain par les praticiens. Les réponses viables viennent toujours des praticiens eux-mêmes, à condition de leur faire confiance, de les inciter à se saisir ouvertement de leur liberté, en soulignant que la responsabilité qui accompagne nécessairement toute liberté n’est pas synonyme de sanction potentielle qui viendrait de l’extérieur mais qu’elle est une motivation intérieure qui incite à remettre en chantier les processus n’ayant pas donné satisfaction. On progresse toujours par essai/erreur. Jamais dans l’attente passive de solutions stéréotypées, mais légitimées par l’autorité; dont le seul avantage (décisif il est vrai) est en cas d’échec de se dégager de toute responsabilité. Le responsable est connu d’avance. Il n’y en a qu’un, toujours le même. L’assurance tout risque absolue; puisque tout risque est éliminé.

2.2.2 – Corollaire: la première nécessité est donc de démanteler le ministère de l’Éducation nationale, l’État dans l’État. Le ministère pourrait se résumer à un ministre, un cabinet réduit, et un conseil constitué d’enseignants praticiens, de chefs d’établissement, d’universitaires, de personnalités extérieures à l’enseignement; un conseil non pas permanent mais réuni occasionnellement et dont les membres seront dotés d’un mandat à durée déterminée. Sa mission, doter le pays d’une feuille de route comportant l’organisation générale de l’enseignement (dans son principe), les programmes (dans leurs grandes lignes), les grands objectifs à l’échelle du pays et l’attention portées aux adaptations à travailler. Tout le reste devient compétence directe des Conseils régionaux: la gestion des collèges et des lycées, des locaux et des personnels. Chaque Région détermine elle-même ses priorités dans le cadre légal. Chaque établissement dans ce cadre (ministériel et régional) est doté d’une grande autonomie. A charge pour lui d’adapter les exigences générales aux particularités locales qu’il connaît.

En résumé :

1°- Adapter les exigences à l’égard de la langue au public concerné. Préférer cultiver l’orthographe en gai savoir plutôt que l’élever au rang de pensum.

2°- Démanteler le ministère de l’Éducation nationale, cet État dans l’État en transférant les compétences opérationnelles aux Conseils régionaux ; et en dotant les établissements scolaires d’une large autonomie.

3°- Dans ce nouveau cadre libérer les talents et les énergies des enseignants praticiens pour les inciter à construire eux-mêmes les réponses aux questions qui se posent à eux ; et dont ils peuvent suivre l’évolution.

4°- Les métiers de la transmission (savoirs, savoir-être, savoir-faire) sont parmi les plus difficiles, les plus exigeants. Le préalable d’une transmission est d’avoir quelque chose à transmettre. Cela se forge par l’expérience. Nul ne devrait postuler à une mission d’enseignement (primaire et secondaire; l’université n’est pas concernée) s’il n’a pas exercé auparavant un métier autre, quel qu’il soit, pendant au moins dix ans.

Apostille – Il devrait en être de même pour les journalistes, autre métier de transmission qui manifestement peine à remplir ce rôle tant nombre de ses praticiens reste à la surface des choses; puisque dans la culture française on croit que littérature (la plupart des journalistes a fait des études littéraires) est synonyme de culture et du coup, qu’elle supplante toute expérience. Certains sortent même de Normale-Sup ce qui donne à leur production journalistique un côté effrayant; où il apparait qu’on peut être supérieurement diplômé es littérature et développer une vision du monde enfantine. Le journalisme aurait beaucoup à gagner en ne recrutant comme journalistes que des gens ayant acquis une expérience professionnelle quelconque dans tout autre domaine.

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