La fille aînée de l’Eglise s’est trouvé de nouveaux martyrs :
Les « naufragés de la route »

Écrit le 20 décembre 2010 par Jiceo

• L’accomplissement dans le martyre c’est la voie française, magnifiée par nos journaux et écrans. Offrir des victimes, façonner des bourreaux, les deux faces d’une même pièce forgée avec conviction jour après jour, miroir grossissant dans lequel les Français aiment à se reconnaitre. Toute occasion est propice. Alors que les frimas de décembre figent nos contrées sous des scintillements d’argent, fleurissent les marronniers médiatiques sur le froid en hiver. La fabrique du martyr tourne à plein.

Tiens voici Ouest-France du samedi 18 décembre (juste pour illustration):

O-F 18-10-2010

Sacralisés en victime

« Naufragés de la route »! Évidement ce n’est pas l’information en elle-même qui suscite mon trouble mais sa mise en scène, outrancière. Voilà des « naufragés » en bonne posture, finalement, à en juger par le titre et par la photo. Des « naufragés » par abus de langage, sacralisés en victimes encore une fois, pour dramatiser une situation pas complètement inattendue, somme toute, dans nos contrées au mois de décembre. Comment pourra-t-on dorénavant dénommer des marins pêcheurs recherchés sur la mer immense, dans un minuscule canot de survie sur lequel on n’est même pas sûr qu’ils aient pu embarquer, après le S.O.S radio annonçant le « naufrage » (vous avez dit naufrage?) de leur bateau? Relèvent-ils encore de la catégorie naufragés à l’instar « des lycéennes [qui] n’ayant pu rejoindre Rennes avec les transports en commun […] ont trouvé refuge à l’école Odile-Gautry de Fougères »?

Si un contretemps de saison, anodin, fait de moi un naufragé, la surenchère sémantique n’a pas fini de produire du non-sens. Elle m’est devenue insupportable l’expression « naufragé de la route », non pas en soi mais par son usage déplacé. Elle charrie deux aspects pervers. D’une part la fabrication de toutes pièces de « victimes », implicitement, par abus de langage, et ce à une échelle quasi industrielle; chaque épisode neigeux (ou climatique) amplifiant la quête de ce statut chéri des Français, quête qui s’autolégitime dans l’écho démesuré que lui donnent les médias. D’autre part, l’inflation verbale, prodigieux accélérateur de l’obsolescence du sens. Pas sûr au final que l’ennemi principal de la langue française soit l’anglais commercial conquérant.

A la grâce de Dieu

Un naufragé est celui qui a perdu son navire; quelqu’un qui n’est donc plus maître de son destin. Et qui, s’il ne vit pas ses derniers instants dans l’eau glacée, a peut-être pu embarquer sur un radeau. Il est alors soumis aux caprices des flots et du vent, sous la dépendance de sa bonne étoile qui le fera repérer (ou non) d’un sauveteur potentiel; à la grâce de Dieu en un mot. La comparaison avec le destin des « naufragés de la route » devient soudain triviale: recueillis par d’hospitaliers riverains, à l’abri, au chaud, nourris, en capacité de rassurer leurs proches, assurés de pouvoir reprendre la route à court terme. Par bonheur, le grief d’absence de cellule psychologique nous a été épargné; provisoirement je le crains. Bref, si naufrage il y a ici, ce n’est peut-être pas celui exposé paresseusement à longueur de colonnes et de reportages mièvres, mais plutôt celui des porteurs de micro et de stylo enchainés à un mimétisme morbide.

Voilà donc une expression qui a explosé dans les médias comme une épidémie de gastro: radios, télés, presse écrite, info en ligne, nul ne reste en retrait de la course à la surenchère. Il fallait voir (par exemple) l’autosatisfaction benoîte du jocrisse en chef de L’Edition spéciale (jeudi 9/12 de mémoire) sur Canal+, à l’évocation de « la pagaille » sur les routes d’Ile-de-France la veille. Il n’est pas le seul évidemment; et je réserve un traitement particulier au gérant du « Café du Commerce » sis 26-bis, rue François-1er, Paris VIIIe; un dénommé Jean-Pierre Elkabbach.

Laisser-aller sur la pente de la dramatisation

Naturellement, aucun mot, aucune expression ne saurait être figé pour l’éternité; ni le sens, ni l’orthographe. Bien plus, les glissements de sens sont la marque d’une langue vivante. Mais, autant ils sont pertinents lorsqu’ils créent un sens figuré, ou l’enrichissent s’il existe déjà, autant ils traduisent un affadissement de la langue s’ils expriment une perte de valeur dans leur registre initial; un mécanisme d’inflation en quelque sorte. Sauf à être employés par antiphrase, ce qui est aussi enrichissement. Ce n’est même pas le cas ici. Juste la manifestation d’un laisser-aller sur la pente de la dramatisation, par facilité et intérêt, chez des professionnels dont le discours sur eux-mêmes tend à perpétuer la fiction que leur travail consiste à mettre en perspective les faits rapportés.

Fabrication de victimes à la chaîne, inflation verbale… C’est déjà beaucoup, mais le tableau demeure incomplet. Dans un monde parfait nul « citoyen » n’est responsable des conséquences de son propre comportement, de ses propres décisions. Dans un monde parfait l’aléa climatique est réduit à une simple manifestation de l’imprévoyance des pouvoirs publics. Dans un monde parfait il n’y a pas de victime sans bourreau. Pour l’exemple, ce titre du Monde.fr :

LeMonde-07-12-2010

« A qui la faute? » Fichtre, la fille aînée de l’Église ne saurait renier sa filiation. « Routes enneigées: à qui la faute? » A titre personnel j’hésite entre le Général Hiver, figure patibulaire des salles de presse, le diable ou Dieu lui-même. Pas d’issue sans fautif désigné clament en chœur les médias. Ah, volupté! Arme au poing, colt ou micro c’est selon, l’image du shérif redresseur de torts est si bonne pour l’estime soi! Et si révélatrice du rapport au pouvoir de nombre de journalistes: infantile.

Titraille au « nettoyeur haute pression » ™

Investi implicitement d’un pouvoir magique, l’exécutif est vilipendé dès que la magie n’opère pas, dès qu’est déçue l’attente fantasmée. Sonne alors l’heure de la litanie des lieux communs sur l’incurie gouvernementale, opération du Saint-Esprit par laquelle les journalistes se propulsent sur un piédestal. Ils savent eux en toutes circonstances ce qu’il aurait fallu faire. Ce que les autres auraient dû faire. Et ça nous fournit des titres à pleurer. A croire que la titraille au « nettoyeur haute pression »™, façon Jean-François Khan, est devenue le modèle indépassable de la presse hexagonale. Même Le Monde s’y soumet. « Routes enneigées, à qui la faute? » En pleine polémique sur « la pagaille » due à la neige en Ile-de-France, le journal pourtant se contente de suggérer. Méthode insidieuse qui surfe sur l’air du temps: à l’heure de la parution, Brice Hortefeux était déjà depuis un moment l’objet de la vindicte journalistique. Il suffisait de glisser sur la vague.

Le procédé est d’autant plus navrant que le corps de l’article ne répond en rien à la question du titre, révélant l’entourloupe sans détour; fréquente à dire vrai. Et il est même très bon sur le fond puisqu’il bannit l’explication monocausale, autant dire religieuse; que le coupable désigné soit le ministre ou les services météorologiques. Il construit une approche raisonnée des évènements en mettant en relation plusieurs paramètres: densité et diversité du réseau routier, inventaire des moyens disponibles, hiérarchisation des interventions… Une démarche qui pourrait rendre l’ensemble des Français un peu plus conséquents au lieu de persévérer à en faire des spectateurs ronchons. Encore faut-il éviter de saboter le travail de fond par des titres enfantins.

Il n’y a pas de solution

Sur de tels sujets, la prévention des risques naturels (mais pas seulement), il n’y a pas de réponse universelle viable à long terme. Il n’y a pas de solution. Au mieux un état d’équilibre à construire. Un état d’équilibre qui n’est pas fixe; qui ne peut l’être. Il se dessine à l’usage en fonction des contraintes que nous acceptons en amont et en aval du phénomène. En amont par les investissements que nous acceptons de consacrer à la prévention; prévention collective (niveau des impôts que nous acceptons d’immobiliser pour un usage restreint: engins, lieux de stockage, maintenance…); mais aussi prévention individuelle (équipements personnels que nous acceptons de financer pour un usage restreint: pneus neige..). En aval, les restrictions de déplacement s’imposent à nous en raison directe des investissements que nous avons acceptés en amont. Etat d’équilibre donc, mais état d’équilibre précaire en tout état de cause, puisque tout évènement d’une ampleur inhabituelle l’anéantira sans façon. La tentation de prévenir les risques naturels butte sur les limites humaines.

Pour terminer sur une note de sérénité je vous invite à considérer la manière dont nos frères québécois appréhendent ces choses-là, en jetant un coup d’œil sur le site de Radio-Canada. Ne le quittez pas sans vous rendre sur la page de cet article du début de l’année: « Routes enneigées: plusieurs accidents graves en quelques heures« .

Un article impressionnant par l’écart entre la gravité des faits qu’il relate et la modalité de sa rédaction, strictement factuelle, sans recherche d’une quelconque responsabilité extérieure aux personnes en cause. Comme est remarquable le commentaire unique qui suit, et qui lui aussi à sa manière met en lumière la responsabilité de chacun dans chacun de ses actes. Il se termine sur ces mots:

« Diable !
–  La Vie est si Précieuse & si Fragile !
–  Sachons faire preuve de prudence sur nos chaussées glacées!
Carpe Diem. »

Sous le commentaire deux boutons sur lesquels les lecteurs sont invités à donner leur avis:

radio-canada-boutons

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