Consternante réaction d’Edgar Morin sur «la politique de civilisation»

Écrit le 8 janvier 2008 par Jiceo

Consternante cette intervention d’Edgar Morin dans « Le Monde«  (Le Monde en ligne du 2 janvier) sur «la politique de civilisation»; et pour les deux pôles de l’interview. A la fois celui du journaliste qui sollicite le sociologue dans ce registre-là; et celui de l’interwievé, Edgar Morin, qui se prête au jeu sans retenue; sans prise de distance. Écartons d’emblée la supputation d’un nouvel assaut contre la presse responsable des malheurs du monde. Mon propos est à cent lieues de ce lieu commun. Car le journaliste est aussi, et peut-être avant tout, un citoyen. Et c’est le citoyen que j’interpelle autant que le journaliste. En arriver à poser cette question-là dans ce but-là (but qui apparaît en filigrane dans le non-dit des questions-réponses) est très révélateur de l’état de décrépitude de la pensée politique dans notre beau pays. «…Nicolas Sarkozy a repris un concept que vous aviez défendu dans votre livre… Comment réagissez-vous à cette appropriation?» Difficile d’affirmer que la question est dépourvue d’arrière-pensée. Comme souvent, c’est dans le non-dit que prend naissance le sens. Éclairons donc un peu les présupposés. D’emblée le malaise est suscité par le titre: «Edgar Morin: Que connaissent de mes thèses Nicolas Sarkozy ou Henri Guaino?». Ne ressentez-vous pas la charge de mépris que charrient ces quelques mots? Qu’une part soit imputable à la technique journalistique qui consiste à sortir un élément tranchant ou provocateur pour accrocher, soit. Cela fait partie du jeu. Mais le titre n’a pas été créé ex-nihilo par le rédacteur. Il n’est qu’un élément extrait d’une réponse d’Edgar Morin, même s’il est manifeste que cette réponse, le rédacteur est «allé la chercher» (voir la question plus haut).

« Que connaissent de mes thèses…? »

Car une fois posée la question, qui d’ailleurs n’en a que l’apparence puisque la formulation porte en elle sa réponse implicite, il reste à évaluer la pertinence des dites thèses d’Edgar Morin. Et là, c’est une rafale de points d’interrogation qui surgit; pas un mur de certitudes. Serait-il chagriné le sociologue de se voir emprunter une formule qu’il voudrait figée en un concept clos avec droits d’auteur? Oublie-t-il la règle de base que tout écrit lancé sur la place publique n’appartient plus à son auteur, sauf à se vouloir gardien d’un dogme? Comme si tout travail intellectuel n’était pas une suite dynamique et continue d’emprunts mutuels dans un réseau de flux multidirectionnel permanents dont la circulation justement est la source de l’enrichissement global de l’humanité? Mais on est là encore uniquement aux préludes. Parce qu’il y a encore ce gros non-dit qui frémit juste sous la surface, rendu perceptible par la morgue de la charge initiale: «Que connaissent de mes thèses…?»

Pourquoi est-il si insupportable à Edgar Morin de se voir emprunter un énoncé né dans l’abstraction scientifique(*)? Parce que plongé tout cru dans la contingence du monde profane, il y subit des altérations dont le préservait la bulle scientifique qui l’a vu naître ? Et qu’il est douloureux de voir grandir son enfant? Mais n’est-ce pas pourtant la prétention des milliers de sociologues qui «rapportent» à longueur d’année dans des centaines de commissions de ceci ou cela d’être les éclaireurs du monde en marche vers le progrès? La condition serait-elle alors que les concepts et préconisations conçus en laboratoire demeurent pour l’éternité dans leur état d’immaculée conception pour la fierté de leurs géniteurs? Est-ce à dire que la sociologie est la nouvelle religion appelée à guider l’humanité? Plus besoin de politiques, plus besoin d’institutions démocratiques. Juste le savoir de quelques spécialistes comme guide suprême? Tout ce qui verrait le jour dans les laboratoires universitaires serait alors la matérialisation de la voie scientifique vers le bonheur universel? Et devrait entrer tel quel, en bloc et sans altération, dans la vie profane? Les sociologues pourront alors revêtir leurs habits de nouveaux clercs, puisque détenteurs d’un savoir supérieur, du savoir ultime.

Des rapports par milliers

Justement. Si la sociologie se veut l’incarnation du savoir moderne, comment se fait-il qu’elle soit aussi impuissante à résoudre les problèmes sur lesquels pourtant elle glose avec tant d’affectation? Quelle tristesse. Comment se fait-il que les milliers de rapports qui surchargent les archives aussi bien de dizaines de ministères, que celles du Palais-Bourbon, du Sénat, du Conseil économique et social et de bien d’autres organismes publics ou privés, comment se fait-il que ces milliers de rapports, décennie après décennie réitèrent sans fin les mêmes analyses, prescrivent les mêmes recommandations, se renouvelant sans fin à l’identique. S’il suffisait d’écrire un livre ou un rapport pour conjurer le mal, cella fait belle lurette qu’on n’en parlerait plus. Rien qu’en langue française, une vie entière ne suffirait pas à lire tous les écrits qui assurent résoudre nos problèmes. Et pourtant, le monde d’ici-bas continue de résister à sa mise en mots censée résoudre ses maux.

Seules émergent de cette masse d’écrits à durée de vie éphémère les sempiternelles querelles d’écoles et d’égos, dont le bruit médiatique crée l’illusion du savoir. «Lorsque j’ai parlé de politique de civilisation, je partais du constat que si notre civilisation occidentale avait produit des bienfaits, elle avait aussi généré des maux qui sont de plus en plus importants…» Magnifique. Prosternation. L’œuvre d’une vie. C’était donc ça la pensée complexe. Totaliser 50 ans de sociologie pour aboutir à un constat aussi banal, pour découvrir que le monde n’est ni tout blanc ni tout noir: quelle avancée pour la science. Et comment oser s’approprier cette banalité aussi vieille que la philosophie et reprocher à autrui l’emprunt du concept de « politique de civilisation ». Ce qui est légitime dans un sens devient criminel de l’autre?

Audace innovatrice

«Je me suis essayé, dans l’article « Si j’avais été candidat… » (Le Monde du 25 avril 2007) à faire des propositions concrètes, notamment sur le terrain du rétablissement des solidarités, de la création de maisons de solidarité ou d’un service civil ad hoc…» nous confie le sociologue, comme ébahi lui-même par sa propre audace innovatrice. Pour ma part, je réprime le rire naissant car les problèmes sociaux qui couvent sous ces sujets sont bien réels. Mais je ne peux complètement effacer le sourire qui force le passage car je constate ému, que lorsqu’il descend de son nuage pour mettre les pieds dans la glaise, le savant est aussi démuni que n’importe quel politique. «Des maisons de solidarité…» voyez-vous cela? Comme si depuis cinquante ans, les politiques d’intégration n’avait pas mille fois essayé ces chemins-là sous des modalités différentes. Tous les ministères concernés sont engagés à fonds perdus depuis des décennies dans de telles politiques: Affaires sociales, Santé, Éducation nationale, Ministère de la ville, Ministère du logement, Jeunesse et sport… relayés par les Caisses d’allocations familiales et des myriades d’associations de quartier, et d’ONG. Apparemment en vain. Comme si les politiques de solidarité n’étaient pas au cœur du contrat social républicain. Comme si rien n’avait changé depuis 1789. Comme si rien n’avait changé depuis Zola.

Et si finalement, le génie humain avait moins besoin de directeurs de conscience pour fixer les objectifs que de moyens pour les mettre en œuvre ? Et si les moyens que la société était capables de mobiliser étaient directement liés à l’activité économique ? Et si la réflexion politique-sociologique se stérilisait elle-même en se contentant de prendre pour objet exclusif la répartition des richesses tout en s’efforçant d’ignorer les conditions de sa création ?

Un peu d’humilité ne peut pas nuire quand on a de si grands desseins pour le monde.

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(*) Nombre de sociologues croient au caractère scientifique de leur pratique. Qu’elle puisse en revendiquer quelques aspects c’est probable, notamment par les limites posées à l’interprétation des résultats ou des thèses mis en avant. Pour autant comme la médecine, la sociologie est avant tout une activité humaine qui bute en permanence sur la contingence du monde d’ici-bas. La médecine n’est pas la science de la mécanique organique. La sociologie n’est pas la science de la mécanique sociale. Cela se saurait.

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