La croisière ça m’use

Écrit le 17 janvier 2008 par Jiceo

La France post soixante huitarde a passé sa vie en croisière; la croisière s’amuse. Mais faute d’accepter d’en payer le prix le paquebot entend lui «la croisière ça m’use.» Des accords de Grenelle aux 35 heures, les Français de cette génération se sont transformés, non « à l’insu de leur plein gré », mais volontairement d’équipage attentif à la bonne santé de son paquebot, en croisiéristes insouciants. La France ce sera les Caraïbes pour tous. C’est la gloire du modèle français que le monde nous envie.

N’était-il pas beau pourtant ce navire porteur d’Histoire ? Navire amiral de l’Humanité en marche assurée vers son destin paradisiaque dont, mieux que tout autre, il est apte à tracer la route. Il sait, lui, guide dévoué et infatigable des peuples quelle est la route du bonheur. La seule, l’unique, la vraie. N’était-il pas doté d’un sublime commandant de bord, général en retraite qui lui a redonné un peu du lustre que les guerres du XXe siècle avaient passablement terni, avant que la tâche accomplie il fût renvoyé dans ses foyers? Comme Mendès-France une décennie auparavant. N’est-il pas doté d’un encadrement hors pair, puisqu’issu de l’ENA, ce monstre d’imagination dans sa capacité d’adaptation permanente à la règle de base d’une carrière réussie: pas de vague? N’est-il pas servi par un équipage insurpassable, issu des concours de la fonction publique, cette subtile et inégalable machine à sélectionner des compétences non définies ? Une épreuve une fois réussie égale brevet de compétence pour toute une vie égale carrière assurée que rien ne peut entraver. N’at-il pas ce lourd vaisseau des soutiers chanceux puisqu’ils sont assurés du soutien verbal de l’équipage? N’est-il pas doté des meilleures technologies développées par les meilleurs ingénieurs ? Bombe atomique, avions supersoniques… certificateurs de l’indépendance, ah ! mais. Oui mon bon monsieur, la France, elle ne doit rien à personne.

Le 6 juin 1944 fut un épiphénomène et le plan Marshall une entreprise de propagande. Et puis ce savoir, conçu et perçu comme émanant en ligne directe et exclusivement de l’école (de la République cela va de soi). Ce savoir unique par lequel le Français est un être sinon supérieur (on a des lettres et donc de l’humanisme à revendre, alors on ne le dit pas aussi fort qu’on le pense) mais au moins en avance. Etre rationel en diable, absolument affranchi du doute, le Français sait. Un être à qui on ne la fait pas. Il connaît l’origine du mal. Il connait donc l’origine du bien et le moyen d’y parvenir. Le mal c’est le Kapitalisme. C’est l’Etat asservi au capitalisme. C’est la droite qui incarne le premier et instrumentalise le second. C’est l’Eglise complice qui les absout tous et l’opium qu’il diffuse, la religion. Voilà le mal dans sa genèse et son étendue. La voie du bien se fait ipso facto évidence. Le bien naîtra spontanément et croîtra naturellement après l’annihilation du capitalisme, l’élimination de la droite, le dépérissement de l’église, l’éradication de la religion, la soumission de l’Etat au bien et non plus au mal. Vaste programme ! Yapluka. Bref ce fier vaisseau, lumière d’une humanité plongée dans la servitude, assuré de son rayonnement universel ne peut douter de son insubmersibilité éternelle. Comme le non moins célèbre Titanic.

Et de congés payés en assurance maladie, puis en assurance retraite, puis en congés payés, puis en école obligatoire jusqu’à seize ans, puis en smic, puis en augmentation de salaire, puis en prise en charge du chômage sans contrepartie, puis en 39 heures, puis en 35 heures… l’équipage a fini par se prendre pour le client ; mais un client privilégié, un VIP qui ne paye pas mais qu’on invite. Il a fini par croire qu’il suffit de s’installer dans la cabine des passagers pour jouer les croisiéristes. Indéfiniment, sans contrepartie ; oubliant l’essentiel: le croisiériste vu de la terre semble être une race de privilégiés en voyage perpétuel. Mais les équipages aguerris savent bien que les croisiéristes ne le sont que momentanément, pour quelques jours; que le renouvellement est continu; qu’on ne peut imaginer une croisière perpétuelle sauf à trouver des esclaves consentants pour les servir; que le sel de la croisière c’est justement son caractère éphémère; que le prix élevé du farniente n’est consenti volontairement par les clients que parce qu’il est rupture momentanée; que l’oisiveté n’est jubilatoire que parce qu’elle est temporaire: voilà son piquant. L’équipage du vaisseau France a voulu jouer à la croisière s’amuse. Equipage tellement persuadé de sa rationalité que sa crédulité infinie envers ses propres paroles pourrait être amusante si les enjeux n’étaient pas aussi élevés.

La croisère s’amuse. D’équipage attentif, convaincu que les soins continus à son navire sont gage de pérennité, il s’est mué en consommateur de services. Comme il ne pouvait se les payer, il les a financés en prélevant sur la maintenance du navire, sur l’investissement et le renouvellement de ses instruments.

Quel marin en outre n’a pas conscience que sa survie tient autant à sa culture marine qu’aux qualités de son navire. Les passsagers ont réclamé des jetons gratuits : on leur a donné des jetons gratuits pour jouer au casino(*). Mais à force les caisses sont vides et c’est la banque de l’Etat qui doit emprunter pour les remplir, à la manière des tonneaux des danaïdes. Fautes d’investissements, les ressources étant affectées aux dépenses courantes, on a laissé se dégrader le navire, sans maintenance. De rafistolages en réparations provisoires, l’armateur sait aujourd’hui qu’il est fragilisé. Qu’il est en train de devenir une galère faute de soins. Pas encore un rafiot abandonné à la rouille immobilisé à l’extrémité du quai de l’Europe, mais dans combien de temps à ce rythme-là? Consommer des richesses qu’on n’a pas produites ça c’est le vrai luxe; la vraie jouissance. Après nous le déluge. Nos enfants paieront.

La croisière ça m’use. Ne m’appelez plus jamais France, les Français m’ont laissé tomber.

(29/07/2005)

(*) Le casino ici, c’est l’idéologie des 35H. Cette idéologie aveugle qui en veut « toujours plus » (François de Closets) mais ne veut surtout pas savoir comment tout cela pourrait-être financé de façon pérenne. C’est cette ridicule décision du Conseil d’Etat d’accorder des années de bonification de retraite aux pères à l’égal des mères qui ont élevé des enfants. Le plus ridicule dans l’affaire étant que des fonctionnaires mâles ont osé effectuer cette demande, puis osé porter plainte à l’issue du refus initial de l’administration.

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