Quand la morale étouffe la pensée

Écrit le 1 avril 2008 par Jiceo

France pays des droits de l’Homme où l’on adore faire la leçon. Nos journaux aujourd’hui encore déversent des tombereaux de morale en vrac. Dans le seul Ouest-France du 01/04/2008 on a droit à: Arche de Zoé: les Français graciés et libérés. Un nouvel épisode de cette folle équipée tchadienne où des bienfaiteurs de l’humanité convaincus de porter le bien universel vont faire la leçon à l’Afrique et ne comprennent pas ce qu’on leur reproche. On a droit à: Les OGM à l’Assemblée: un débat sous pression. Un nouvel épisode des tribulations d’une bande d’hurluberlus qui prennent leur science du crédo pour la science et du coup se croient autorisés à saccager des années de recherche scientifique au nom de la morale universelle qu’ils sont sûrs d’incarner. Et encore ce titre le même jour toujours dans Ouest-France: «Royal avec les paysans victimes des OGM». Victimes des OGM; rien que ça? Mais le summum bien sûr ce fut ce grand moment de communion œcuménique lors de l’inscription du principe de précaution dans la constitution. Quelle absurdité pour un pays qui se veut à la pointe du progrès scientifique et technologique, comme si l’essence de la recherche n’était pas l’incertitude propre à l’exploration de l’inconnu; alors que le principe de précaution c’est le refus de l’inconnu.

Faits et représentations

La marque d’une société vivante (i.e. qui évolue, non pas sous la poussée de quelque décret intellectuel mais par le jeu de sa dynamique interne) est justement qu’elle évolue en permanence*. Il se produit ainsi un décalage permanent entre les avancés, les innovations, les changements qu’elle génère et les représentations qui lui donnent son assise, elles-mêmes ancrées sur des valeurs morales. Ces trois niveaux (changements, représentations, morale) n’évoluent pas à la même vitesse, et sont rarement parfaitement en phase. On peut le déplorer. C’est pourtant leur intérêt majeur.

La morale freine le consentement au changement, comme s’il s’agissait de laisser le temps aux sociétés humaines de s’adapter, comme s’il s’agissait de leur laisser du temps pour en évaluer les bienfaits et/ou les méfaits. Autrement dit dans les sociétés vivantes le conflit est permanent, inéluctablement, entre les faits et les représentations. Il y a matière à débat, pas à dédain. Peut-être serait-il sain, pour quelques esprits qui par surcroît prétendent incarner la rationalité achevée, d’en prendre acte. Au lieu de quoi ils enfourchent toujours la même monture, unique, leur posture morale qu’à leur tour ils croient universelle, non contingente, et s’enlisent dans les mêmes sables mouvants, la vaine dénonciation des turpides d’autrui.

Quand la morale se prend pour la pensée, elle opère par simple substitution. Elle substitue en paroles un monde parfait (achevé, sans conflit) à un monde vivant, imparfait mais perfectible (inachevé, traversé de conflits). Mais ici-bas, contrairement au spectacle d’illusionniste, l’apparence des choses demeure inchangée après la substitution. Alors la morale outragée s’offusque que le monde vivant ne veuille pas ressembler à sa chimère. C’est donc le monde qui est fautif; les autres, les méchants. La pensée réduite à un tour de prestidigitation bute sur elle-même. Elle bute sur les mots qui la portent car elle prend ses propres représentations pour la substance du monde. Or la substance du monde est insaisissable. Au mieux on l’approche, et dès qu’on croit en tenir ne serait-ce qu’une parcelle, elle s’évanouit comme un reflet dans le désert, au fur et à mesure de l’avancée.

Culture du ressentiment

La seule façon d’approcher un peu la substance du monde est d’accepter de l’interroger sous plusieurs angles à la fois. Le génie de la pensée est de mettre en relation, de faire dialoguer deux ou plusieurs ordres de réalité de nature différente. André Comte-Sponville est sans doute celui qui a le mieux mis en lumière cette complexité. A l’ordre technique-économique (structuré en interne par l’opposition « possible/impossible »), il superpose l’ordre juridique-politique (structuré en interne par l’opposition « légal/illégal ») qu’il surmonte de l’ordre de la morale (structuré en interne par l’opposition « bien/mal »). Mais ce découpage n’a d’intérêt que pédagogique. En pratique nous sommes soumis en permanence et en même temps aux exigences à la fois technique-économiques, juridique-politiques et morales du monde. Nous sommes dans les trois simultanément et nous devons en permanence faire dialoguer entre eux les couples « possible/impossible », « légal/illégal », « bien/mal ».

La pensée qui accepte de se situer dans les trois ordres en même temps, de les faire dialoguer, la pensée qui accepte de se couler dans la complexité du monde a davantage de prise sur lui finalement que celle qui se love dans l’ordre de la morale. Davantage de prise d’abord parce qu’elle perçoit ses propres limites et que du coup elle mobilise ses capacités sur des objectifs accessibles. Alors que la pensée qui s’est égarée dans l’univers molletonné de la morale se croit sans limite et, faute de résultats à sa mesure, finit par s’étioler en vain réquisitoire. En culture du ressentiment.

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* Ce qui a l’apparence d’une tautologie ne l’est pas. Certaines sociétés dites primitives avaient comme « moteur » interne non pas le changement mais au contraire la reproduction rigoureuse de leurs structures sociales, comme garant de leur pérennité. Elles n’étaient pas moins vivantes que la nôtre.

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