Contre le disco, un carcan janséniste

Écrit le 2 avril 2008 par Jiceo

« Au secours, le disco revient ! » Sous ce titre à l’accent millénariste, en dernière page de Ouest-France (2 avril 2008), se déploie une curieuse argumentation, au parfum janséniste prononcé. Que l’auteur n’aime pas le disco, soit. Mais de là s’ériger en autorité de censure ! « Ah non, ça va pas recommencer » tonne-t-il en ouverture de son réquisitoire. Monsieur l’auteur n’aurait-il pas l’égo un poil surdimensionné ? « Déjà que le disco a pourri mon adolescence… » L’affirmation en soi n’a aucun intérêt pour le lecteur, sinon de braquer les projecteurs sur l’arrière plan métaphysique de cette rancœur complaisamment étalée.

Ses grands frères lui avaient fait découvrir la noble musique « Bob Dylan, The Doors… Ils ont connu Woodstock… Ils voulaient changer le monde, Imagine… » ; et lors de ses premières sorties il a « eu droit aux chevrotants Bee Gees ou aux feulements de Donna Summer… ». Le pauvre, voilà donc son drame, la noble musique battue en brèche par une vile musique roturière. « Obligés* de danser sur des rythmes en boîte… entourés de zozos au costume blanc… et nous avec nos chemises de bûcheron, nos cheveux longs et nos copines pas maquillées… » Trop fort. Quelle dose de mépris dans ces petites comparaisons ! Quel mépris des pratiques populaires pour des militants qui s’imaginaient alors en porte-parole du peuple, peut-être même son avant-garde éclairée ; « ils voulaient changer le monde, Imagine… »

Chemise de bucheron

Nous voici au cœur du drame. S’être imaginé à 20 ans que la musique allait changer le monde ; s’être imaginé que porter des chemises de bucheron allait entrainer le peuple ébahi dans son sillage, bref que l’équation « chemises de bûcheron + cheveux longs + Bob Dylan » constituait le prélude de la Révolution (la der des ders) qui ouvrirait les portes du paradis terrestre ; et finalement découvrir à 45 ans qu’il n’en est rien. Avoir fantasmé sur son rôle de guide éclairé du peuple et devoir se rendre à l’évidence que le peuple continue d’ignorer des guides pourtant si dévoués. C’est tragique.

« On a eu à subir* le pire courant musical du XXe siècle, individualiste, hédoniste… » C’est donc le courant musical qui était individualiste, hédoniste et pas la jeunesse du moment ? Tudieu ! Car ce courant en outre était un renoncement : « Il fallait* s’éclater, renoncer au rêve d’une société plus juste, fraternelle. » Curieuse cette association. Danser sur de la musique disco était donc synonyme de renoncement au rêve d’une société plus juste. S’amuser, prendre plaisir, faire la fête, revient à rendre impossible l’amélioration de la société. Seule une morale janséniste serait à même d’y conduire. Joli fantasme. L’un exclut l’autre apparemment, mais en raison de quelles relations cachées ? Pourquoi ? Comment ? Le mystère demeure entier. Alors que, a contrario, attablés dans des bouges enfumés à descendre des demis de bière en écoutant Frank Zappa c’était à coup sûr participer au rêve d’une société meilleure. Et voilà maintenant que le rêve collectiviste s’est dissipé ; et c’est la faute au disco. Chapeau. Costaud le disco. C’est une chose d’avoir des rêves. C’en est une autre de reprocher à autrui la non adéquation de son propre vécu à ses propres rêves ; de reprocher à autrui sa propre incapacité à mettre en relation dynamique ses rêves et son vécu. Quand le monde vivant refuse obstinément de se conformer à ses propres représentations, il reste toujours le pouvoir de modifier ses représentations, sauf à préférer le confort de ses préjugés.

Le centre du monde

Et, si l’illusion du lien entre les deux avait perduré jusque-là, elle se dissipe dans la chute de l’article. « Tant qu’à verser dans la nostalgie… » Mais qui demande à l’auteur de verser dans la nostalgie, sinon son propre penchant ? S’il ne se sent pas concerné par le disco pourquoi en fait-il le centre de son monde ? Parce qu’il s’est écroulé avant d’avoir vécu et qu’il faut bien trouver un responsable ? La nostalgie d’une jeunesse qui ne reviendra plus exige-t-elle le sacrifice d’un bouc émissaire ? « Je choisis les 40 ans de Mai 68 à la récupération mercantile du disco. » Stupeur ici encore ! Mai 68 et le mouvement disco sont deux aspects de deux moments de notre histoire récente. Et il faudrait choisir ? Mai 68 et le Disco sont des faits de société. Choisir l’un et bannir l’autre ? Pourquoi ? Au nom de quoi ? Ils ont été. On s’y reconnait ou pas, mais choisir l’un et ignorer l’autre ! Le supermarché de l’Histoire ouvre ses portes. Il y en a pour tous les goûts. Les rayons sont bien garnis.

Le monde, notre monde, qui a l’outrecuidance de ne pas se conformer aux fantasmes évanescents de vieux adolescents, doit pour cela être puni et notamment être amputé du mal qui le ronge, le disco. Boudu ! Narcisse s’aimera toujours, mais son amour de lui-même impose-t-il le mépris de tout ce qui n’est pas lui ? Aucune nostalgie ne peut justifier ce mépris.

Et si au fond ce que montrait cet article c’est qu’il est difficile de devenir adulte ? Et si c’était cela le drame des générations post soixante-huitardes : avoir caressé l’idée que la vie était devenue un bain de jouvence éternel ? Et découvrir tardivement qu’il n’en est rien.

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* Obligés – subir – il fallait : Ah ce goût immodéré pour la posture de victime, de surcroît chez ceux qui se sont imaginés en sauveur du peuple. Quand on veut faire la leçon, autant commencer par se regarder dans le miroir et se demander en quoi on pourrait être soi-même concerné par la leçon qu’on veut administrer. Étienne de la Boétie est un bon début : «Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres».

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