La démagogie, miel de la démocratie
La démagogie c’est le miel de la démocratie ; aussi jubilatoire à pourfendre qu’enivrante à entendre, mine de rien. Univers de rêve pour citoyens grincheux et journalistes oiseux, puisque dans l’imaginaire commun la démagogie existe en soi de façon autonome ; que c’est une activité coupable ; donc, nécessairement pratiquée par un fautif; en outre connu de toute éternité: le fautif c’est l’autre, le candidat, l’élu. Celui à qui on ne donne sa voix que s’il promet la lune. Celui qu’on voue aux gémonies, le même, lorsqu’on s’aperçoit (enfin) que la lune reste accrochée là-haut, irrémédiablement. Mais tout est en place dans le meilleur des mondes. Les bons ne peuvent être confondus avec les méchants.
Celui qui en redemande est toujours du bon côté. Celui qui en donne est toujours du mauvais côté. Par principe. La victime et le bourreau. Le citoyen (qui se dit) libre adore pourtant la posture de victime et à cette fin se fabrique un bourreau (le politique) pour endosser sa pusillanimité et alléger sa liberté qui lui pèse. Une des règles implicites de ce jeu pervers consiste à se croire dévalorisé lorsqu’on ne crie pas au moins aussi fort que son voisin, et réciproquement à croire autrui dévalorisé s’il ne crie pas aussi fort pour son propre compte que tous les autres pour le leur. Nous sommes embarqués dans une dynamique perverse, une fuite en avant sans destination qui auto-entretient une surenchère permanente. Qui éloigne irrémédiablement tout discours de raison, disqualifié par la démagogie ambiante. Celui qui ne veut pas raconter n’importe quoi est éliminé d’avance.
Promettre la lune
La politique est devenue ce jeu permanent qui doit être sans cesse orienté vers la satisfaction immédiate de mes propres désirs. Le reste pourquoi pas, si mes désirs sont satisfaits. Le candidat en campagne qui ne me promet pas une vie radieuse et sans accroc n’a aucune chance. Celui qui promet monts et merveilles est un « marchand de soupe », mais c’est lui qu’on élit. On veut y croire malgré tout; quitte à être bousculé deux ans après lorsque les promesses finissent par laisser paraitre leur vraie consistance, celle du vent. La politique est devenue ce jeu où l’intérêt général s’estompe, sous la pression croissante des intérêts particuliers, ceux notamment des différentes catégories de rentiers qui sont à l’intérieur du jeu (insiders). Celui parmi les candidats qui met en lumière l’énormité des enjeux sociaux collectifs pour les années à venir, et justifie par là les réformes qu’il préconise, celui-là ne peut prétendre à l’élection. Promettre la lune pour se faire élire. Sinon point de salut.
Depuis plus de trente ans que je m’intéresse à la vie publique j’entends les hommes politiques parler aux citoyens comme on parle à des enfants. La tentation est grande bien sûr de glisser illico sur une conclusion à l’emporte pièce tellement dans l’air du temps; la démagogie est la nature profonde des « z’hommes politiques ». Assurément. Sauf que ce jeu-là, l’infantilisation des électeurs, dure, perdure. Et que s’il a la vie si dure, c’est peut être aussi parce que les citoyens-électeurs adorent qu’on leur parle comme à des enfants. Et que au surplus lorsque le fait, la démagogie, est avéré cela doit faire du bien encore de pouvoir en faire reproche à autrui, aux démagogues, et dans le même temps s’en dédouaner soi. Le démago c’est l’autre. Certes, mais quelque chose vient troubler le jeu démocratique : la longévité des élus en France notamment, tant décriés mais toujours reconduits. Et reconduits par qui ? Oupsss… Joker. Couvrez cette pensée coupable que je ne saurais concevoir. Eh oui, reconduits par les électeurs qui courent élire le dimanche les z’hommes politiques dont ils fustigent la démagogie du lundi au samedi ! Drôle non ? Oui. Pour autant rien de neuf sous le soleil. Étienne de La Boétie avait déjà fait le tour de la question il y a un demi millénaire.
Courage citoyen
Alors, peut-on vraiment penser la démagogie politique sans les acteurs qui lui donnent sa consistance : les électeurs ? Courage citoyen, il n’est pas question ici de déculpabiliser les uns (les politiques immoraux) pour culpabiliser les autres (les citoyens vertueux). Il est question de mettre en lumière une relation entre des acteurs : entre les citoyens candidats et les citoyens électeurs. Dans le jeu politique ce n’est pas la politique qui est foncièrement perverse ; c’est le jeu entre les acteurs. Dans un jeu, chacun a sa part de responsabilité, dans le succès comme dans l’échec ; chacun y compris ici le citoyen électeur. A bas la démagogie qui voudrait ériger en principe suprême la responsabilité du citoyen en même temps que la vider de sa substance. Et c’est cela d’abord que je veux souligner quand j’écris qu’on parle aux électeurs comme à des enfants. Dans une démocratie les électeurs sont responsables ; pas simplement spectateurs. Sinon, à moyen-long terme l’effet est désastreux. Ce que justement nous en France vivons en continu depuis des décennies, tout en refusant de le voir.
Les z’hommes politiques doivent faire semblant n’est-ce pas, d’être d’accord avec chaque groupe social, chaque groupement d’intérêt, pendant les sinistres campagnes électorales, comme après. Mais à force de ne jamais entendre de contradiction, à force de ne jamais se voir opposer de limites, à force de non-dits et de sous-entendus, à force de demi-mensonges et de demi-vérités, chaque Français voyant midi à sa porte finit par se persuader que c’est l’univers entier qu’il toise ainsi.
Syndicats irresponsables
Arrêtons de parler aux Français comme on parle à des enfants. Le déficit de l’État est passé en vingt cinq ans de 20 % du PIB à 63 % du PIB !!! Colossal non ! On ne bâtit pas l’avenir en empruntant pour financer les dépenses courantes. A moyen terme, les retraites ne sont pas financées, le système de santé n’est pas financé. Chaque tentative se voit repoussée par des syndicats irresponsables. En matière de démagogie les politiques ne sont d’ailleurs pas les premiers, comparés aux syndicalistes français (à quelques exceptions près). Car les politiques une fois élus sont contraints de se coltiner les problèmes, même s’ils échouent ils ne peuvent pas ne pas s’y essayer.
Et pendant ce temps-là, pendant qu’il emprunte pour financer les dépenses de fonctionnement, qu’est-ce que ne fait pas l’État et qui pourtant est crucial ? Et bien investir. C’est l’investissement qui en pâtit, l’investissement sous toutes ses formes pour s’adapter à un monde mouvant, pour rester dans le peloton de tête. L’investissement dans la recherche, l’investissement dans des formations en phase avec l’évolution du monde et donc avec les besoins du pays… Or tout retard rend un peu plus difficile le travail d’adaptation au monde vivant, qui de toutes façons se fera ; mais alors dans la douleur de la contrainte lorsque la concertation intelligente est repoussée. A ce jeu-là, la gauche française, intellectuelle, politique, syndicale porte une responsabilité historique déterminante. Et lorsque viendra l’heure des comptes, elle ne pourra pas éternellement s’y soustraire.
(août 2004)