« Deux scénarios sur lesquels les politiques ne disent rien » (1)
Attali fait le Jacques
• Jacques Attali sait. Jacques Attali sait toujours tout sur tout. Jacques Attali est omniscient. La marque des savants qui n’ont pas à prouver ce qu’ils avancent. Jacques Attali sait ce qu’il faudrait dire. Jacques Attali sait ce qu’il faudrait faire. Mais, copie conforme banale de tous les donneurs de leçons, il sait certes ce qu’il faut faire, mais pas fou, c’est toujours ce que les autres doivent faire; jamais lui. Comme ses pairs du haut de leur chaire, lui non plus ne se sent jamais concerné par la mise en œuvre de ses propres préconisations. Caractéristique prégnante de ce qu’en France on a coutume de désigner sous le vocable pompeux d’intellectuel.
Sa chronique dans l’Express du 28 mai est sous cet angle édifiante. Triviale (2) dans son inspiration, elle est scandaleuse par certain côté; un côté démagogique qui frise le poujadisme. Passons sur l’introduction bateau: «Depuis quelques années, le cinéma et les jeux vidéo nous racontent de façon lancinante les mille et une catastrophes qui pourraient détruire l’humanité», du même tonneau que le lieu commun des dissertations lycéennes: De tous temps les hommes ont manifesté leur peur des catastrophes naturelles… Formulation banale donc, mais qui verse d’emblée dans l’outrecuidance puisque la phrase suivante assène sans détour: «En revanche, quand il s’agit de menaces tout aussi épouvantables, mais bien réelles, nul n’en parle». Le ton est donné. Il y a d’un côté ceux qui s’amusent à faire peur ou se faire peur au cinéma et dans les jeux vidéos, de l’autre celui qui possède la science; et qui à ce titre balaie ces vétilles d’un trait de plume. Technique enfantine: pour valoriser son propre discours, tenter de dévaluer ceux qu’on choisit comme point de comparaison. Mais quand un « savant » en est rendu à prendre pour référence les jeux vidéo…
Réécrire l’histoire depuis le début quand la fin est connue
La démagogie atteint les sommets à la troisième phrase. «Ainsi du tsunami, dont chacun savait depuis des années qu’il pouvait se déclencher et pour lequel personne n’a pensé à mettre en place les moyens de prévenir les populations côtières.» Et si j’insiste sur le caractère démagogique c’est parce que la formulation même en est l’archétype. On isole un problème de tous les autres, des milliers d’autres qui touchent les sociétés vivantes, après quoi il ne reste plus qu’à focaliser le propos sur «ceux qui n’ont rien fait» sur ce sujet-là; en ignorant tout ce qui a été fait sur tous les autres sujets. Or, la seule manière pour l’oracle d’afficher un zeste de crédibilité serait de nous prévenir aujourd’hui du lieu, du moment et de l’ampleur du prochain tsunami afin que les autorités sachent quels moyens il convient de mobiliser de façon anticipée pour prévenir et préserver efficacement les populations concernées. Mais non. L’oracle est paresseux. Il se contente de réécrire l’histoire depuis le début quand enfin il en connait la fin. Et ça, c’est du nanan. La divination à rebours est une spécialité exigeante, et de ce fait réservée à l’élite; sinon sortie de la cuisse de Jupiter, mais au moins de l’ENA et de Polytechnique.
«Personne» nous dit le redresseur de tort, «personne n’a pensé…». Formulation typique des envolées poujadistes parce qu’en outre, désignant les politiques sans les nommer elle évite d’avoir à développer quelque argumentation spécifique, s’autorisant à demeurer dans la sphère aseptisée des généralités: «personne n’a pensé». Qui? «Personne». Mais le plus curieux c’est que Jacques Attali lui-même, ce puits de science qui à ce titre-là devait savoir lui ce qui allait survenir, ne parvient pourtant pas à se ranger dans les catégories qu’il met lui-même en place. Ni dans celle des « chacun savait » ni dans celle des » personne n’a pensé « . Étonnant non ? Alors à qui fait-il le reproche de n’y avoir pas pensé? A lui-même? On en doute, eu égard au ton du propos; en accord avec la fatuité du personnage. Les « chacun savait » et les « personne n’a pensé » ce sont les autres; évidemment. Jacques Attali se complait dans le journalisme le plus trivial; celui qui se contente de réécrire l’histoire depuis le début lorsqu’il en connaît la fin. Les journaux regorgent de ces reproches adressés aux politiques sur le thème : «C’était prévisible…» Ils oublient simplement les noircisseurs de pages que leurs propres journaux n’ont pas été plus perspicaces que les politiques qu’ils étrillent.
Les autres exemples du maître à penser sont enchaînés à cette même logique. Qu’il s’agisse des «diverses formes de grippe issues du monde animal, dont on commence à peine à se préoccuper sérieusement»; où le «on» de «on commence à peine…» appartenant au même registre que le «personne» épinglé plus haut. Ou bien qu’il s’agisse de l’hypothétique choc de l’astéroïde Apophis avec la terre en 2036. «Que fait-on pour se donner les moyens de dévier ce monstre?» «Que fait-on?» demande Attali qui se pervertit pour l’occasion et sans vergogne en scénariste de jeu vidéo, manifestement incompétent. Interrogation par laquelle le juge inquisiteur adresse ses admonestations à « on », encore et toujours « on », cet impersonnel omnipotent. Ou qu’il s’agisse encore de la possible augmentation considérable de la production de méthane découlant du réchauffement des sols sibériens qui aurait «un impact considérable sur le climat, voire répandrait sur la terre un nuage asphyxiant»; certains scientifiques avançant 2012 comme l’année de la catastrophe annoncée. «Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de ces menaces?» interroge notre visionnaire Attali? Eh bien cher Jacques, pour les mêmes raisons qui vous ont poussé vous, à garder le silence sur des tas de questions similaires et aussi importantes lorsque vous étiez conseiller du président Mitterrand.
Le long terme interdit aux politiques
« On » ne parle pas davantage de ces menaces parce que les gouvernements sont assaillis en permanence par mille questions d’intérêt immédiat, diverses et variées, qui se renouvellent en permanence; le règlement provisoire de l’une laissant la place au traitement en urgence de la suivante. Les politiques dans les démocraties sont asservis à l’opinion, ce concept fumeux qui même si on ne peut le définir positivement se manifeste en occupant l’espace médiatico-politique de façon obsédante. Chaque groupe humain, chaque catégorie socioprofessionnelle s’accrochant au maintien de son statut à court terme, et des avantages acquis associés, n’entend rien lâcher. L’échelle du long terme, voire même celle du moyen terme, est interdite au politique qui veut se faire réélire. En outre, le reproche fait à « on » suggère, et c’est-là l’aspect le plus pervers du propos d’Attali, que le pouvoir politique est omnipotent et qu’il suffit qu’il décide pour qu’il en soit ainsi. Or, si quelqu’un devrait connaitre jusques dans l’intime les limites de la politique c’est lui, justement, qui en a arpenté les arcanes.
Le pouvoir politique a surtout le pouvoir de mettre en œuvre ce que la population est prête à accepter. Il ne peut aller bien loin au-delà. Il peut la précéder d’un pas. Guère davantage. Les résistances systématiques à tout projet de réforme nous le rappellent en permanence. Le législateur court derrière l’évolution des sociétés humaines. Il ne la précède pas. Le droit s’adapte aux évolutions du monde. Non l’inverse. Et c’est dans les situations de dynamique économique régressive que l’action politique devient cruciale. Or, elle ne se déploie, ne devient réellement possible (acceptée par la population) que lorsque la situation (politique, économique, sociale) est suffisamment dégradée; au point de faire tomber les résistances. L’opinion n’accepte le scalpel que lorsque l’abcès est gonflé et douloureux. Tant que la gangrène n’est pas une menace visible et sensible, les intérêts corporatistes se coalisent pour refuser toute évolution.
Limites de l’art incantatoire
S’il suffisait de maîtriser l’art incantatoire pour changer le monde, la gauche française des années soixante dix aurait brillamment réussi (Changer la vie) dans les années quatre-vingt, avec comme tambour major un certain Jacques Attali. Or, ce n’est pas la gauche française qui a changé le monde, mais le monde qui, faute de la changer, lui a au moins fait changer de politique en 1983. Le tournant de la rigueur a marqué le retour sur terre de la politique de gauche en France. Mais à son grand malheur elle n’a pas pour autant changé de discours. Un quart de siècle après mai 1981 elle traîne toujours ce boulet. Le parti de gouvernement qu’est devenu le PS de fait, n’a pas réussi à se doter d’un discours en adéquation avec sa pratique. Le grand écart entre la pratique politique et la vieille rhétorique l’a rendu impuissant. Et curieusement, monsieur le conseiller est resté bien silencieux sur ce changement de politique, alors et depuis. Il a sans barguigner continué d’aider son maître à vendre du rêve frelaté au bon peuple de gauche, qui il est vrai en redemandait. Ce qui nous ramène à la définition de la démagogie: déclarer à la population ce qu’elle a envie d’entendre; et dans le même mouvement créer, entretenir, amplifier les liens de dépendance; et ainsi par la bande -pour les pratiquants- justifier leurs fonctions et bonnes places dans les temples de la République.
De fait, son comportement à cette époque-là dans ce rôle-là de conseiller du Président a été en tous points conforme à celui des hommes politiques dont il cible pourtant les insuffisances. Il ne serait crédible aujourd’hui que si, et seulement si, il avait lui-même au poste éminent et bien informé qu’il occupait, joué alors ce rôle-là qu’il reproche aujourd’hui aux politiques de ne pas tenir. Dans sa grande mansuétude il admet cependant qu’«on peut comprendre l’hésitation d’un pouvoir politique devant le risque d’affolement des opinions, de déclencher des réactions incontrôlables.» Mais pour asséner aussitôt: «Il n’empêche: le politique doit la vérité à l’espèce humaine, comme le médecin la doit à chaque individu.» Et là, effet comique assuré. Monsieur le conseiller avait oublié de dire la vérité aux Français sur l’abandon du Programme commun de gouvernement après 1983. Monsieur le conseiller est resté silencieux sur les faits de contamination par le virus du Sida (qu’on n’appelait pas encore le Sida) lors de transfusions sanguine. Il a fallu attendre que la justice s’en saisisse, des années après les premiers faits, pour que le débat investisse la place publique. Même si le débat public par médias interposés ressemblait férocement, une fois encore, à un processus de réécriture de l’histoire depuis le début lorsque la fin fut connue. Monsieur le conseiller a oublié de dire la vérité, se contentant de la vérité officielle, lorsque les pouvoirs publics ont informé les Français que le nuage de Tchernobyl avait eu la délicatesse de s’arrêter à nos frontières. Monsieur le conseiller est resté silencieux sur l’urgence d’une refonte des systèmes de retraite, alors que les experts en soulignaient la nécessité depuis belle lurette. «Personne n’aurait donc pensé à mettre en place les moyens d’assurer le versement des pensions de retraites» pour paraphraser monsieur le professeur? Quelle impéritie. Michel Rocard alors premier ministre avait lancé le chantier. Mais écarté par François Mitterrand en 1991, Édith Cresson qui lui succédait a enterré le processus. Peut-être bien que le président, malade (sur ce sujet aussi monsieur le conseiller est resté silencieux, même si «le politique doit la vérité…») et fin politique, souhaitait une fin de mandat sans heurt. Il savait comme Michel Rocard que ce chantier créerait des remous, dans son électorat notamment. Monsieur le conseiller a accompagné silencieusement le renoncement démagogique du chef de l’État à «la vérité que doit le politique à l’espèce humaine» avant d’aller faire profiter la BERD (Banque européenne pour la reconstruction et le développement) de son génie créatif… Etc, etc. En un mot, monsieur le conseiller englué en politique ne fait pas mieux que les politiques qu’il flagelle allègrement lorsqu’il s’en est libéré.
Principe de précaution devenu totalitaire
Et au-delà de cette morale à géométrie variable, » faites ce que je dis, pas ce que je fais « , il y a la méthode. La démagogie s’accommode fort bien, se nourrit serait plus exact, du traitement séparé de chaque question ou problème puisqu’alors on peut en faire un sujet essentiel sur lequel «les politiques ne disent rien». Mais, tentez de dresser l’inventaire de toutes les situations qui menacent l’humanité et de les prendre en compte ensemble. Vous arrivez ipso-facto aux limites de l’action humaine. Sur le fond la question du tsunami, présentée isolée de toute autre manifestation naturelle, pourrait bien prendre un caractère quelque peu crédible. Idem pour la question de l’astéroïde qu’il faudrait essayer de dévier. Chaque catastrophe potentielle comme évènement unique pourrait être prise en compte de manière active. Mais si nous replaçons cet évènement-là dans la suite ininterrompue des cataclysmes terrestres (tsunamis, ouragans, inondations, glissements de terrain, incendies, sécheresses, tremblements de terre, éruptions volcaniques, météorites…) l’activité humaine serait totalement absorbée par la prévention des risques naturels. Le principe de précaution devenu totalitaire! Elle atteindrait vite des limites (financières, techniques, logistiques…) indépassables.
Oui l’humanité depuis l’origine vit dans un milieu « vivant » qui se rappelle à elle régulièrement. Mais la mémoire a ses limites et les souvenirs s’estompent comme les générations passent. On voit les gens revenir construire sur les pentes de tel volcan, revenir habiter sur la rive qu’un tsunami avait dévasté, reconstruire la ville qu’un séisme avait mise à terre. Et c’est sans doute cette mémoire oublieuse qui révèle cette capacité d’adaptation et de conquête phénoménale des hommes. Réponse probablement circonstancielle à la nécessité de vivre-survivre au jour le jour. Oui les habitants de Californie s’attendent au Big One. Ce qui n’entrave en rien leur dynamisme. Ce qui n’entraine en rien leur fuite. Ce qui plutôt révèle leur caractère vivant, leur caractère d’être vivant. A contrario, cette manie bien française de tout vouloir prévoir, de tout vouloir faire prendre en charge par l’État, du bonheur des hommes jusqu’aux cataclysmes naturels, sur lesquels la prise est de toutes façons marginale, révèle un état de morbidité préoccupant. Mais il faut bien que les énarques justifient leur existence.
Allons, allons mon bon Jacques. Vos leçons sont déplacées. Trop facile. Ne reprochez pas aux politiques en charge du monde aujourd’hui de ne pas faire ce que vous vous êtes bien gardé de faire vous-même quand vous étiez conseiller du prince. Un peu de modestie ne nuirait pas forcément à votre crédibilité.
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( 1 ) Chronique de Jacques Attali dans l’Express du 28 mai 2009 (p. 154) : « 2012, 2036… Un astéroïde géant, des nuages de méthane mortels. Deux scénarios sur lesquels les politiques ne disent rien »
( 2 ) Au centre du monde il y a Jacques Attali. Le centre de gravité de Jacques Attali est son nombril. La matière grise n’est qu’un outil au service de la dilatation du nombril. Lui seul a la grandeur d’esprit et la capacité de se projeter hors du présent et de travailler à préparer 2036. Sauf que la condition impérieuse pour s’affranchir du monde contingent est de n’avoir aucune responsabilité publique, aucun compte à rendre. Son seul investissement consiste à reprocher aux autres (les politiques) de ne pas le faire ce travail, sous-entendu celui que lui préconise. Tu parles d’un investissement !
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