Télé-réalité, soumission à l’autorité : la vérité en face
• Et si les adultes commençaient à se comporter en adulte ? A fortiori ceux et celles qui font profession d’écrire, a fortiori pour le grand public. Je veux parler de journalistes notamment. «Pourquoi Le jeu de la mort va vous choquer» titre Ouest-France ce mercredi 17 mars, à propos d’une émission-reportage qui doit être diffusée le soir même sur France 2. Le reportage présente les attitudes et réactions des acteurs et du public, auxquels on a présenté comme un jeu télévisé la transposition d’une expérience universitaire menée aux États-Unis il y a une quarantaine d’années. Son maitre d’œuvre le psychosociologue Stanley Milgram en avait tiré un livre édifiant publié en français sous le titre La soumission à l’autorité (années 70).
Avec ses collaborateurs il avait recruté par petites annonces des candidats à une expérience universitaire. Les personnes volontaires étaient convoquées par deux. A chaque binôme on expliquait que l’expérience consistait à évaluer les capacités d’apprentissage des êtres humains; que l’un serait le « questionneur », l’autre « l’apprenant », le maître et l’élève pour prendre une image classique. On leur précisait que, pour ne pas introduire de biais à l’expérience, ils ne pouvaient pas choisir leur rôle en se les répartissant volontairement. Les rôles étaient tirés au sort. Mais, ce que ne savaient pas les personnes recrutées par petite annonce c’est que chaque binôme était composé d’un volontaire et d’un comédien recruté lui aussi par l’équipe universitaire. Et qu’il n’y avait pas de hasard (sauf en apparence) dans la répartition des rôles. Le (pseudo) tirage au sort avant chaque séance donnait systématiquement le rôle de « maître » au candidat participant volontaire, et évidemment le rôle « d’élève » au comédien.
Soumission à l’autorité
Le maître et l’élève étaient installés dans deux pièces distinctes séparées par une vitre. Le maitre devant un pupitre comportant une batterie de manettes censées commander l’envoi de décharges électriques. L’élève était attaché sur une chaise, après quoi on lui fixait des électrodes sur la peau, électrodes reliées (fictivement) au pupitre de commande du maître. Le déroulement de l’expérience consistait pour le maitre à proposer des listes de mots. L’élève devait les restituer. A chaque erreur de l’élève (comédien) « l’autorité universitaire » (blouse blanche) demandait au maître d’infliger une décharge électrique à l’aide des manettes sur le pupitre. « C’est la règle de l’expérience ». A chaque étape il devait augmenter le voltage. L’idée suggérée par les expérimentateurs au participant volontaire était que la douleur de la décharge « engendrée par la faute » devrait obliger « l’apprenant » à se concentrer pour éviter « la punition ». A chaque décharge fictive le comédien jouait et criait la douleur, proportionnellement au voltage infligé. De l’autre côté de la vitre, le maître voyait les convulsions de l’élève-comédien et entendait ses cris; et peu à peu, au fur et à mesure que le questionnaire avançait il entendait ses suppliques pour mettre fin à la séance. Mais le « maître » avait également à côté de lui « l’autorité » qui lui demandait de « continuer l’expérience selon le protocole établi », sur le ton neutre mais ferme qui convient au « savant ».
Et ce qui est sorti de ces quelques centaines d’expériences en binôme est assez ahurissant. Nous êtres humains, déchirés entre notre conscience qui nous demande de mettre fin aux souffrance d’un homme et les injonctions de l’autorité légitime qui nous suggère de commettre des actes contraires à nos sentiments, nous êtres humains nous succombons facilement, très facilement, à la soumission à l’autorité. Au-delà de l’imaginable même puisque c’est cette expérience qui met en lumière ce penchant de façon plutôt crue. Voilà une donnée plutôt déroutante sur les pratiques humaines, en opposition forte avec le politiquement correct qui domine nos discours sur l’homme et la société. Saisissons-nous en.
Plongée au cœur de la nature humaine
L’erreur est de vouloir penser pour ses lecteurs en titrant «Pourquoi Le jeu de la mort va vous choquer». L’erreur est de croire qu’il s’agit de télévision quand il s’agit d’une plongée au cœur de la nature humaine. L’erreur apparaît dans la présentation que fait la journaliste des conclusions de l’expérience : « Et les réactions mettent mal à l’aise. À 240 volts, certains candidats, sourire aux lèvres, lancent «Attention à la châtaigne!». Ou «C’est inhumain, mais je le fais quand même». Ne réalisent-ils pas ce qu’ils font? Pensent-ils que la télé n’ira pas jusqu’à tuer? » C’est curieux de percevoir à quel point l’auteur, Florence Le Méhauté, se sent elle, a priori non-concernée par ce qu’elle croit découvrir chez autrui: eux, « ils ». L’erreur est de relayer sans discernement l’intention du producteur de l’émission, Christophe Nick : «Le but ultime étant de dénoncer la dérive de la téléréalité qui, selon lui, pourrait bientôt se solder par une mise à mort en direct.» Ce commentaire pourtant si banal est repris en écho par le conformisme journalistique, de la presse écrite à la télévision, à la radio… Comme si la télé-réalité avait une existence autonome, à côté du monde vivant, alors qu’elle n’est qu’une loupe posée sur les sociétés humaines. Au même titre que les commentateurs politiques fantasment la politique comme une activité autonome, en marge de la société, quand elle n’en est que le reflet grossi.
Alibi futile
L’intérêt de ce docu-reportage est à cent lieues des fantasmes de mise au ban de la télé-réalité, qui n’est qu’un alibi futile. Son intérêt majeur est d’exister en tant que tel, en tant que témoignage et mise en perspective d’une réalité vécue. Son intérêt majeur est de nous présenter le monde dans un miroir. Mais beaucoup préfèrent ne pas se voir dans ce miroir. A leur décharge, l’image qui remonte de nous-mêmes après cette plongée au cœur des ténèbres humaines n’est guère folichonne. Pourtant ainsi va l’humanité. Cette expérience n’est qu’une illustration de la thèse d’Annah Arendt sur la banalité du mal. Elle n’est qu’un nouveau chainon dans les expériences du même genre. Celle originelle de Stanley Milgram, mais aussi celle aujourd’hui connue sous le nom de « La vague » (Todd Strasser -Pocket): « Cette histoire est basée sur une expérience réelle qui a eu lieu aux Etats-Unis dans les années 1970. Pour faire comprendre les mécanismes du nazisme à ses élèves, Ben Ross, professeur d’histoire, crée un mouvement expérimental au slogan fort: «La Force par la Discipline, la Force par la Communauté, la Force par l’Action.» En l’espace de quelques jours, l’atmosphère du paisible lycée californien se transforme en microcosme totalitaire: avec une docilité effrayante, les élèves abandonnent leur libre arbitre pour répondre aux ordres de leur nouveau leader, lui-même totalement pris par son personnage. Quel choc pourra être assez violent pour réveiller leurs consciences et mettre fin à la démonstration? »
Face à nos propres limites
L’intérêt est donc de nous mettre face à nos propres limites. Il est peut-être plus sain d’accepter d’en voir les contours au lieu de persévérer dans nos efforts pour les ignorer. L’illusion courante est de croire que ce que nous ne voyons pas n’existe pas ; que ce qu’on n’entend pas n’existe pas. On l’a vu encore récemment lors du débat sur l’identité nationale. Bon nombre de Français préfèreraient ne jamais en entendre parler. Le silence conforte les illusions. Temporairement. L’erreur est de réécrire l’histoire à partir du début quand on connait la fin. Depuis 1945 tous les Français se croient de valeureux résistants et condamnent sans vergogne ceux qui se montrèrent peu vertueux. Mais sommes-nous sûr, chacun individuellement, que nous nous serions comportés en héros durant l’occupation ? Aurions-nous été aussi courageux en situation que nous l’imaginons maintenant hors situation ? Le spectacle des faiblesses humaines n’est guère enchanteur. C’est une bonne raison pour ne pas les ignorer.