Eclatant succès du journalisme d’investigation : l’Alsace n’est pas l’Allemagne
• Un sentiment étrange m’a saisi, entre incrédulité et sidération, à la lecture de cet article sur «Big Brother», le blog sur lequel LeMonde.fr exhibe les séquences radio ou télé susceptibles de faire du buzz; à la lecture de l’article et de la flopée de commentaires qui le suit. Mais le titre donnait le ton: «LAPSUS – Sarkozy confond Alsace et Allemagne». Affirmation catégorique qui claque comme une invitation insidieuse aux lecteurs à conforter l’indignation naturelle qu’elle est censée susciter. Ce qu’ils se sont empressés de faire. C’est dans l’air du temps. Comment résister aux délices de la lapidation en ligne quand le coupable vous est livré déjà condamné sur la charrette d’infamie médiatique?
A enfoncer des portes ouvertes sur le vide…
« Sarkozy confond l’Alsace et l’Allemagne« ? Tu parles. Quand toute une profession de porte-micro colporte avec bonne conscience ces enfantillages, il serait temps pour elle de s’interroger sur ses pratiques, sur sa place et son rôle dans la déliquescence intellectuelle, et politique, du pays. Un titre comme « Sarkozy confond l’Alsace et l’Allemagne » dénote surtout la facilité que s’offrent certains pour mettre en œuvre leurs petits fantasmes d’artilleur, en se goinfrant de psychanalyse de comptoir. Lapsus? Ben voyons. Ces télescopages de mots (Alsace, Allemagne) sont fréquents chez ceux qui continuent de penser tout en parlant; chez ceux qui se projettent en avant, chez ceux dont la nature est d’anticiper. Il suffit alors qu’une idée adjacente ou extérieure vienne s’immiscer dans le cours de la parole en train de s’élaborer pour la parasiter et provoquer le télescopage. Le télescopage de mots est le signe que la pensée est beaucoup plus rapide que la parole, qu’elle doit pourtant emprunter pour exister.
Et dans ce cas précis quoi d’étonnant à ce que les noms « Alsace » et « Allemagne » se télescopent. L’Histoire, la proximité géographique, l’architecture, la langue, la culture, la politique, la construction européenne, la première syllabe, tout concourt à faciliter le télescopage sans qu’il soit besoin d’invoquer l’ignorance (Nicolas confond: ah, ah, l’inculte) ou quelque arrière-pensée secrète, ou déplacée, ou injurieuse, ou méprisante, ou, ou… Sauf à demeurer sur le qui-vive permanent, en quête de matière pour régler des comptes qui n’ont pas grand chose à voir avec le sujet qui sert de prétexte. On n’est donc pas obligé d’admirer le génie des redresseurs de torts postés en sentinelle à l’affût du moindre faux pas. L’Alsace n’est pas l’Allemagne. Bingo! Mais à enfoncer des portes ouvertes sur le vide, on sombre dans le néant.
L’estocade : stade ultime du journalisme
Ceux dont la créativité se limite à enregistrer la parole d’autrui, à la découper à leur guise pour la recycler au service de leurs propres préjugés, ceux-là sont épargnés par ce genre d’anicroche. Virginité qui croient-ils les autorise à morigéner le fautif. Voire. Comment déjà la radio RTL fait-elle sa pub-magazine sur l’image du journaliste Aphatie? Ah oui, sous la photo de la star, gravé en grosses lettres capitales rouges sur fond rouge on lit: « L’estocade ». On parie que Jean-Michel a donné son accord. Et c’est ici que tout s’éclaire. Qu’un journaliste en arrive à se figurer en matador, même en fantasme, c’est alors là assurément le signe que la démocratie va mal. Très mal.
Comment s’étonner ensuite du déchainement de médiocrité des lecteurs, puisqu’il est légitimé par avance par les journaux qui en suscitent l’expression. Hormis quelques réactions maitrisées par un recul salutaire, donnant au sujet l’importance qu’il mérite, avec humour parfois, le gros de la livraison est une succession de petitesses où le sordide le dispute à l’insignifiant. Moralisateurs du dimanche surjouant de façon grotesque la dignité outragée, fondamentalistes du ressentiment, spécialistes de l’insulte, coutumiers de l’indignation se livrent une rude concurrence. Et c’est dans LeMonde.fr. Il faut le lire pour le croire.