Des enseignants subjugués par…
Le miroir aux alouettes de Jean-Luc Mélenchon
• «A Paris, Mélenchon charme les profs et les parents» titrait sur son blog Raphaëlle Besse Desmoulière, le 31 janvier 2012. «Avant la journée nationale de manifestations et de grève des professeurs contre la politique du gouvernement, prévue mardi, Jean-Luc Mélenchon avait décidé de soigner les enseignants. Lundi soir, dans un théâtre parisien, il a présenté « ses vœux et ses propositions à la communauté éducative ».» Un compte-rendu dont le détail est plutôt révélateur -et assez saisissant de ce point de vue- du vide intellectuel dans lequel pédale Jean-Luc Mélenchon pour séduire les nostalgiques d’un monde idéal qui n’a jamais existé.
Si l’auteure du blog précise que le candidat Mélenchon a présenté «ses vœux et ses propositions», elle entoure le package de sages guillemets; avec raison et après avoir pris la précaution de signaler qu’il avait décidé de «soigner les enseignants», manière commode pour lui de soigner sa propre image; et en outre après avoir titré «Mélenchon charme les profs et les parents», ce qui semble être la seule ambition de ce raout électoral. Puisque à lire le compte-rendu les propositions sont restées lettre-morte. On y trouve évidemment les sempiternels lieux communs: «Le premier devoir de la gauche est de défendre l’école et de défendre ses maîtres», l’école est le «lieu du peuple en préparation»... Soit, mais au-delà du romantisme désuet les «propositions» manifestement n’ont pas dépassé le stade suprême de la vaine récrimination. «La grande menace qui pèse sur le système éducatif français, c’est la financiarisation, la marchandisation des savoirs et l’organisation de l’école comme un marché», a-t-il lancé. Dans sa ligne de mire, la loi LRU, sur l’autonomie des universités, qui permet de «créer un marché et donc d’avoir des acteurs en concurrence». Voire. Mais une pareille envolée lyrique ne devrait survenir qu’en second, en conclusion d’un état des lieux fouillé, débouchant sur une évaluation des résultats à l’aune des attentes affichées. En tombant du ciel comme un a priori idéologique elle dresse le portrait en creux d’un orateur étranger au monde qu’il décrit, aveugle aux enjeux de l’université dans un monde globalisé. L’université française de ce début de XXIe siècle se porte-t-elle si bien? Quid de son recrutement, de ses liens avec le monde de l’économie, de ses filières, de ses débouchés, de ses résultats? Avant de passer au mitraillage idéologique il serait bon de savoir sur quoi on tire. Or pas un mot sur le sujet. Des «vœux» oui, à la pelle. Mais des «propositions»? Lesquelles?
Séduction du miroir aux alouettes
Bref, n’importe qui peut se faire applaudir en jetant des promesses en l’air. Comme un feu d’artifice, elles s’évanouissent dans le néant à peine lancées. C’est le b.a.-ba de la démagogie.
Mais le plus amusant dans ce compte-rendu, c’est la réaction «des professionnels présents dans la salle qui ont réservé au candidat de la gauche radicale une standing ovation». Elle montre à quel point chez «les professionnels» qui cultivent dans leurs salles de profs un mépris chronique de tout ce qui n’est pas eux, persuadés d’incarner la perfection humaine achevée, elle montre cette réaction avec quel ravissement cette élite de la pensée négative se laisse subjuguer par les scintillements d’un simple miroir aux alouettes.
Au fond, le projet de Jean-Luc Mélenchon se réduit à «défendre l’école et défendre ses maîtres»; en clair augmenter le nombre d’enseignants pour continuer à faire la même chose. Les résultats «de l’école et de ses maîtres» ne sont pourtant pas mirobolants. Inquiétons-nous fermement de cette cécité; a fortiori chez quelqu’un qui prétend au rôle de guide. Tirer à vue sur le ministre en place, sur la succession des ministres, c’est le degré zéro de la politique. Tous les Cafés du commerce résonnent de ces clameurs enfantines. Mais quand le sujet concerne tous les enfants du pays, phagocytés par une institution qui se conçoit comme un État dans l’État, c’est un peu court monsieur le candidat perpétuel.
La culture de l’affrontement (puérile) entretenue par un syndicalisme obsolète a dégénéré en refus d’adaptation systématique; refus amplifié avec emphase dans les années 70 sujettes à l’effervescence tous azimuts qui s’est emparée du pays après mai 68. L’échec devenu chronique «de l’école et de ses maîtres» ne peut plus se contenter, et jusqu’à la fin des temps, de l’explication politicienne selon laquelle il aurait pour responsables les ministres qui se sont succédé au poste. Devenue État dans l’État les responsabilités de l’échec chronique sont à chercher quelque peu, nécessairement, dans l’institution elle-même, dans son fonctionnement (ses pesanteurs), dans ses représentations d’elle-même dans le monde, représentations de son rôle, de la manière de le tenir. Le repli de l’institution sur elle-même en est à la fois le symptôme, et l’origine. Pour en sortir, de l’échec chronique, l’institution (les acteurs de l’institution) doit s’interroger de l’intérieur sur elle-même; et laisser de côté pour un bon moment les explications sur la méchanceté du monde extérieur.
Le règne du modèle unique de réussite
– On fait semblant d’ignorer que l’école est obligatoire jusqu’à 16 ans depuis 1959 déjà. Un demi siècle pour quel résultat? École de la République qu’as-tu fait de la scolarité obligatoire?
– On fait comme si l’institution Éducation nationale n’était pas avant tout prisonnière d’elle-même, enfermée dans ses pauvres représentations de la personne humaine qui l’ont conduite à ne forger et ne reconnaitre qu’un modèle unique de réussite: l’égalité par le clonage académique en quelque sorte. Dans leur logorrhée pontifiante, des pédagogues autoproclamés entretiennent le mythe de LA pédagogie centrée sur «l’Enfant» au singulier, comme modèle universel; donc unique. Les dieux tout puissant de ce Panthéon-là s’appellent « diplôme » et « concours ». Parés par nature de toutes les vertus ils sont devenus synonymes de compétences universelles, alors qu’ils sont avant tout des signes de potentialités qui restent à démontrer.
– On fait comme si l’institution n’avait pas comme préoccupation première de se conformer aux postulats idéologiques qui la figent; et comme préoccupation seconde de s’intéresser à la réussite des enfants, de tous, même ceux non conformes au modèle unique. Or pour eux, c’est «circulez on n’a rien pour vous». L’Éducation nationale n’est pas faite pour eux. Elle n’a de « nationale » que la prétention à l’être. Modèle unique de réussite, qui dans l’idéologie maison a un emblème: «l’enseignement général» considéré comme planche de salut universelle. Exemple de cette tyrannie idéologique, le sigle SEGPA. Savez-vous ce qu’il recouvre à la lettre? Les SEGPA sont les «Sections d’enseignement général et professionnel adapté». Intégrez «enseignement général» à la dénomination de n’importe quel cursus et vous obtenez le sauf-conduit politico-syndicalo-professionnel. Même si les enfants scolarisés dans ces sections, le sont parce que justement ils ont décroché du modèle unique fondé sur «l’enseignement général» et que, du coup, ils ont surtout besoin d’en être délivrés. Mais l’idéologie a ses raisons que la raison préfère ignorer. Même si cette audace déplacée est aussitôt atténuée par un qualificatif restrictif : « adapté ». Manière de signifier dans l’entre-soi élitiste qu’ils ne sont tout de même pas au niveau de la crème de l’enseignement général.
– On fait comme si l’Éducation nationale ne portait pas en elle ses propres faiblesses. Pourtant, en cohérence avec le modèle unique de réussite, elle n’a d’yeux que pour ceux qui s’en approchent. Quelques-uns y excellent; beaucoup s’en tirent tant bien que mal. Tous les autres, ceux qui s’accrochent avec l’énergie du désespoir et ceux qui sombrent, sont anéantis par une institution qui pendant des années leur a renvoyé comme seule image d’eux mêmes, répétitive, celle de leur échec (scolaire). Ceux-là, ne sachant qu’en faire, l’Éducation nationale les élimine au fur et à mesure. Elle sélectionne par l’échec, année après année. Les premiers sont éliminés à l’entrée au collège, puis d’autres au fur et à mesure de l’avancée dans le cursus, sans autre motivation que leur incapacité à rester dans la voie générale; et dans la voie générale de préférence dans la filière scientifique. Un travail de sape d’autant plus pernicieux qu’il est invisible et repose sur des préjugés généreux.
Je connais des profs d’un collège attenant à un lycée professionnel qui n’ont jamais mis les pieds dans les ateliers de l’établissement voisin. Par décision du conseil de classe, chaque année ils y envoient les élèves qui ne peuvent pas suivre la voie générale, mais en ignorant tout du travail formidable de leurs collègues profs de lycée professionnel, chargés de ramener dans le monde vivant des enfants pour beaucoup détruits par des années de scolarité censées les faire grandir.
Sélection par l’échec
Sélection par l’échec qui aboutit à quoi ?
a) – Dans le secondaire à des jeunes qui se retrouvent dans des filières qu’ils n’ont pas choisie ; ou au mieux par défaut et qui ne s’y épanouissent pas. Ou encore à des filières porteuses en termes de débouchés mais qu’on ferme faute d’un nombre suffisant de postulants. Parce que le travail en amont, d’anticipation positive d’un avenir à construire, n’a jamais été amorcé. Dans l’Éducation nationale on ne construit pas. On élimine.
b) – Dans le supérieur à de jeunes étudiants qui en septembre débarquent par milliers en première année d’université, sans l’avoir vraiment choisi, juste parce qu’ils ont suivi la voie unique. Avec cette conséquence désastreuse: une bonne partie de ces étudiants par défaut a déjà disparu des amphithéâtres avant Noël; la moitié de l’effectif initial s’est volatilisé dans la nature à la fin de la première année. Quel gâchis. Parce que le travail en amont, d’anticipation positive d’un avenir à construire, n’a jamais été amorcé.
– On fait comme si les pratiques de «l’école et de ses maîtres» allaient de soi pour l’éternité, sans jamais devoir être interrogées sur leurs fondements et leurs résultats; sur leurs fondements à travers leurs résultats. Puisqu’elle est l’école de la République et qu’elle est l’idée du Bien, ce qu’elle fait est donc le Bien, quoi qu’elle fasse. Syllogisme ravageur; stérilisant.
– On fait comme si c’est le monde extérieur qui devait sans cesse et par nécessité naturelle s’adapter au monde clos et figé de l’Éducation nationale, ce havre de perfection; et jamais l’inverse; en s’interdisant d’imaginer que l’institution aurait beaucoup à gagner à se considérer elle-même comme partie vivante du monde vivant acceptant à ce titre d’entrer en relation dynamique avec ce qui l’entoure.
Aveuglement criminel
– On ignore avec ferveur la schizophrénie destructrice qui s’entretient avec fougue en son sein. Porteurs d’un discours idéologique intransigeant faisant de la négation de la compétition la pierre angulaire d’une bonne vie, les acteurs de l’institution -ceux qu’on entend- fustigent tout ce qui y ressemble, tout ce qui s’en approche ou s’en recommande. La compétition c’est le Mal. Le monde de l’économie, le monde de l’entreprise sont rejetés en bloc pour cette raison-là, au même titre que toute idée de sélection dans les cursus scolaires. Toute idée de sélection positive à l’entrée à l’Université est donc combattue a priori avec rage au nom du Bien supérieur.
Aveuglement criminel. Ces préjugés tenaces préparent très mal les jeunes au monde vivant d’après l’école. Aveuglement criminel car le refus d’une sélection positive sur des critères ad-hoc tout au long du cursus scolaire, et notamment à l’entrée à l’université, légitime par défaut les ravages de la sélection négative, de la sélection par l’échec et de ses effets secondaires délétères; faisant perdre leur temps et leur énergie à des milliers de jeunes égarés dans des voies qu’ils n’ont pas choisies et qu’ils abandonnent rapidement; faisant perdre un temps fou, beaucoup d’énergie et d’argent aux universités tenues de recevoir des étudiants qui n’avaient pas choisi positivement d’y venir, avant qu’ils disparaissent dans la nature.
Aveuglement criminel parce que ces préjugés à l’encontre de l’esprit de compétition sont d’une hypocrisie folle. Que fait-on dans l’école de la République depuis le premier jour jusqu’au dernier diplôme et concours? On organise la compétition. On passe son temps à pratiquer ce qu’en parole on voue aux gémonies. On note, on classe, on hiérarchise en fonction des résultats scolaires, puis on sélectionne (honteusement, par élimination silencieuse). Il faut avoir les meilleurs notes pour décrocher les meilleures places aux meilleurs concours. L’esprit de compétition règne en maître dans l’Education nationale, mais en se donnant l’air surtout de ne pas y toucher. Toute la vie interne de l’institution est construite sur les valeurs et les pratiques que ses acteurs fustigent; comme s’ils étaient aveugles à leurs propres agissements, aveugles à leur propre conception du monde. Car s’il existe bien un endroit où la sélection est impitoyable c’est celle qui conduit aux métiers de l’enseignement. La sélection y semble légitime, à condition tout de même de ne pas porter son nom, d’être silencieuse, cachée, niée. Mais de quelle source culturelle provient donc ce sentiment de culpabilité qui a pris la proportion d’un monstre idéologique?
J’ai connu l’époque où dans l’enseignement secondaire cohabitaient l’élite (Agrégés et Certifiés) et « les autres » (PEGC et MA). J’ai connu des établissements où la salle des profs étant assez grande ou divisée, deux groupes se formaient, se côtoyant sans se mélanger, avec à l’occasion un acte de bravoure lorsque le nouveau Certifié changeait de groupe du jour au lendemain; d’autres établissements, dotés d’une salle de profs réduite qui elle ne recevait jamais la visite des PEGC ou des MA, parce qu’ils « ne se sentaient pas à leur place ».
Culture étriquée parce que autocentrée
La culture interne de l’Education nationale est une culture pauvre, parce qu’assujettie à son modèle unique de réussite. Quand ses acteurs entendent le mot « sélection » ils sont incapables d’imaginer autre chose qu’une sélection sur ce modèle unique, sur ses seuls critères. Et ils culpabilisent au constat que nombre d’enfants ne parvient pas à tirer son épingle du jeu sur cette base-là. Alors ils se mettent à l’abri dans l’antre du monstre idéologique (déni de la sélection), tentent de se défausser sur le ministre qui sert d’exutoire à l’échec apparent. Echec apparent car tout être est doté de bien d’autres compétences que l’Education nationale ignore, mais qui sont de précieux atouts dans la vie professionnelle; dans la vie. Mais que se passe-t-il donc donc dans les Maisons Familiales et Rurales qu’ignore totalement l’Education nationale? Mais d’où provient ce mépris des enseignants de l’Education nationale envers les enseignants des Maisons Familiales qui pourtant s’ingénient à remettre sur pied des jeunes en perdition dans l’enseignement général? Mais que se passe-t-il donc dans les Centres d’apprentissage qu’ignore totalement l’Education nationale et qu’elle méprise?
Comment se fait-il qu’au sein de l’Education nationale on ne parvienne pas à imaginer que sélectionner cela ne consiste pas à évaluer la capacité de chacun à se conformer au moule unique, mais que cela consiste à repérer chez chacun des qualités propres, à les mettre en valeur, les développer, dans une perspective vécue comme triviale par des idéologues de salon mais vitale pour les intéressés: donner les moyens aux jeunes en formation de s’insérer dans la société; le socle de l’insertion étant l’emploi; le socle de l’employabilité étant construit sur les qualités reconnues comme telles. Loin de tout préjugé idéologique. Comment se fait-il que les filières industrielles peinent à trouver une main-d’oeuvre qualifiée et que le pays doive entretenir autant de chômeurs diplômés? L’Education nationale végète sur une culture étriquée parce que autocentrée.
En un mot, l’école de la République est impitoyable pour les « losers » qui n’ont pas l’heur d’être conformes au modèle unique de réussite. Et c’est cette pratique-là de ce système-là, sclérosé, qu’il faudrait perpétuer? Allons, monsieur Mélenchon. Faites l’effort d’évaluer les résultats d’une institution avant de lui promettre l’éternité.