L’État, abstraction commode dans laquelle
les élus locaux dissolvent leur responsabilité

Écrit le 13 juillet 2008 par Jiceo

«L’exaspération des maires inquiète la majorité» (Le Monde.fr 05/07/08). C’est à nouveau un titre du « Monde » qui illustre ce « mal français » dont la caractéristique principale, sous ses multiples modalités, est la recherche permanente de la responsabilité de l’autre, pour dégager la sienne, implicitement. Mais comment s’étonner que les Français se complaisent dans ces petits jeux? Ils mettent leurs pas dans ceux de leurs élus qui s’y adonnent sans retenue, sans scrupule, sans honte. Et ce, à tous les niveaux. A leur décharge il faut souligner l’incroyable empilement des compétences entre les nombreuses collectivités territoriales(1) qui, en multipliant les centres de décision aux attributions limitées, encourage ces jeux pervers. Cet état de fait devrait donc militer pour la disparition de quelques strates de ce mille-feuilles administrativo-politique. Sauf que cette perspective inclut une contrepartie rédhibitoire: la disparition de nombreux postes d’élus. C’est donc le statu-quo qui triomphe.

Mais revenons aux petits jeux irresponsables. Ce sont les politiques détenteurs d’un mandat national (souvent doublé d’un mandat local, députés-maires, sénateurs-maires) qui se complaisent à faire endosser nos faiblesses à l’Europe pour masquer l’inertie du pays (dans laquelle ils ont leur part, puisque la motivation de leurs décisions dépasse rarement le court terme de la stricte gestion de carrière) dans le processus d’adaptation au monde, au monde comme il va. Ce sont les élus des collectivités territoriales (1), les mêmes donc députés-maires et sénateurs-maires, qui fustigent le désengagement de l’État en levant les bras au ciel. Ce sont les citoyens (citoyens ?), les syndicats, les associations qui rivalisent d’imagination dans le dénigrement permanent des élus. Et au bout du compte, chacun tentant de se défausser sur l’autre, on évite soigneusement de s’interroger sur l’état du pays, sa pensée routinière, ses habitudes calcifiées, ses références sclérosées, ses propres insuffisances, celles du pays, les nôtres donc très concrètement. Plutôt le sacrifice d’un bouc émissaire qu’une mise en perspective de ses propres carences.

L’article point de départ fait l’inventaire des griefs des élus locaux à l’égard du gouvernement, par la voix du président de l’AMF (association des maires de France), Jacques Pélissard, maire (UMP) de Lons-le-Saunier. On y trouve le projet de service minimum d’accueil dans les écoles; s’ajoutent les réformes des cartes militaire, judiciaire, hospitalière; les projets de modification de la taxe professionnelle.

Pour les réformes…
…mais chez les autres

L’argument de fond invoqué par le porte parole des maires est l’absence de concertation dans la mise en œuvre des réformes, et non les réformes elles-mêmes. Difficile en effet de contester les réformes sur le fond quand on est maire UMP, et qu’à ce titre (UMP) on a brocardé la gauche sur son conservatisme. Toutefois on voit bien où se cache la pierre d’achoppement. Et on comprend même que la pilule est plus dure à avaler pour les maires de droite quand c’est un gouvernement de droite qui mène la barque, et inversement. Chaque maire espérant tirer parti de sa proximité politique avec le ministre.

L’appel pathétique à la concertation camoufle le désir de mettre à profit les rencontres ministérielles pour passer entre les gouttes, ce jeu morbide de la vie politique, renforcé par le cumul pervers des mandats. Il consiste pour un député-maire ou un sénateur-maire à aller se prosterner devant le ministre pour souligner la grande qualité de son projet, indispensable à la vitalité du pays; puis de l’assurer de son entier soutien tout en lui expliquant que la déclinaison locale du projet de réforme n’est pas pertinente (fermeture d’un tribunal, de telle unité militaire sur le territoire communal, fragilisant par ricochet le tissu économique et social). En un mot: d’accord pour la réforme évidemment; sous-entendu, si elle ne touche pas mon territoire. Et si l’appel sur le fond ne rencontre qu’un écho poli, le jeu morbide consiste alors à jouer de la complicité partisane en rendant le ministre responsable a priori de la future débâcle électorale suggérée en filigrane.

L’appel à la concertation n’est en fait bien souvent que le camouflage verbal d’un appel à l’exception, pratique ultra-habituelle sous tous les gouvernements de gauche et de droite. Dans ce processus, entre sa mise en chantier législative et sa mise en décret d’application, une réforme perd aisément de sa substance et donc de son sens, voire alors de sa raison d’être. Députés-maires et sénateurs-maires espèrent profiter de leurs entrées dans les ministères. Ils déploient leur talent de contorsionniste verbal pour éloigner de leur circonscription électorale le spectre de la réforme, de ses effets locaux, tout en affichant leur soutien verbal au projet. Le langage vernaculaire des notables-parlementaires carriéristes, cultivé à l’ENA, est plein de ressources. On est pour les réformes en général, mais contre ses modalités locales.

L’impensé de l’action politique

C’est ainsi qu’on entretient l’illusion de l’action politique mais en lui ôtant son efficacité pratique. C’est ainsi que depuis des décennies la France accumule des retards dans son adaptation au monde vivant. C’est ainsi qu’on passe à côté du véritable trou cognitif dans l’aménagement du territoire. Tous les scénarios de réforme sont bâtis sur des fondations considérées comme allant de soi pour l’éternité puisque jamais mises en lumière comme facteur limitant de l’action politique. Cela constitue l’impensé de l’action politique: le nombre des communes puis le nombre de strates politico-administratives qui interviennent dans l’aménagement du territoire.

La France est un pays de notables comptant un nombre affolant de maires, présidents de communautés de communes, présidents de conseils généraux… Et tous ces acteurs jaloux de leurs maigrichonnes prérogatives n’ont qu’une seule chose en tête: n’en perdre aucune, de ces mini-prérogatives. 36000 communes, rendez-vous compte! Nul ne veut faire l’effort de mettre en perspective une vision d’ensemble de ce mille-feuilles politico-administratif. Alors quand on est maire, président de Conseil général ou régional on s’adonne volontiers à la désignation d’un bouc émissaire en levant les bras au ciel: «l’Etat ne tient pas ses engagements» plutôt qu’à la mise en perspective de ses propres responsabilités dans le concert des responsabilités politiques des divers échelons.

Suprême perversion

Car la question de fond est celle-ci: si les politiques de décentralisation sont fondées, pour quelles raisons l’État est rendu incapable de tenir ses engagements financiers? Comment peut-on être responsable de collectivité territoriale accusant l’État de ne pas tenir ses engagements et en même temps cadre d’un parti politique d’opposition soutenant toutes les revendications corporatistes qui rendent l’État incapable de tenir son budget? Comment peut-on, suprême perversion, être maire et défendre les intérêts de sa ville en préparant sa réélection et en même temps député chargé de pérenniser l’efficacité de l’État. L’antinomie est trop forte pour s’équilibrer sous le chapeau d’un seul. «Parbleu, dit le Meunier, est bien fou du cerveau qui prétend contenter tout le monde et son père (Jean de La Fontaine)». Mais l’État est une abstraction commode, comme l’Europe, pour y dissoudre ses propres responsabilités.

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(1) Collectivités territoriales: il y en a tellement qu’on ne peut même plus les désigner par leur nom. Pour éviter d’avoir à énumérer commune (36600), canton, communauté de communes, communauté urbaine, Conseil général, Conseil régional, les technocrates ont inventé l’expression générique de collectivités territoriales.

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