Jean-François Kahn
Et maintenant vogue le « Créatinisme »

Écrit le 28 août 2009 par Jiceo

Le vieux monde n’en a plus pour longtemps. Qu’on se le dise. Comment d’ailleurs pourrait-il, le vieux monde, résister plus longtemps à un dessein aussi présomptueux que celui de Jean-François Kahn ? En créant le Crea(1) –Centre de réflexion et de recherche pour l’élaboration d’alternatives– le Grand frère des peuples(2) ne chipote pas sur l’ambition : « élaborer un autre modèle de société ». Rien que ça. Mazette ! C’est-y pas touchant un égo à ce point boursoufflé ? Cela ne changera pas la face du monde, mais au moins ça nous donne la chance d’assister à la naissance d’un prophète. Eh, eh,  Jean-François Kahn arrive, le grand JFK, le beau JFK, avec son flingue (sa plume) et son grand lasso (son grand ramage)…

Oh, ce n’est pas un nouveau venu, car tout de même, il en a déjà noirci des pages le logorrhéique JFK, des milliers de pages. De L’Evénement du jeudi à Marianne sans oublier deux douzaines de livres(3), des tonnes de papier y sont déjà passé. Et quoi, ces milliers de pages ne constitueraient pas déjà le fondement d’«un autre modèle de société»? Noircies pour rien ? Bonnes à jeter ? Rien à garder? Ou bien les Français, ces inconscients, n’en auraient cure eux, au point pour le grandiose Jean-François de se croire à nouveau le messager d’«un autre modèle de société» seul contre tous? Encore et encore. J’avais fait un bout de chemin avec lui lorsqu’il lança L’Evénement du jeudi dans les années 80. Mais j’ai quitté le temple au bout de quelques mois, lassé de cette logorrhée endémique, de ce ton de prédicateur. Nouvelle tentative de ma part lorsqu’il lança Marianne. Même résultat. J’ai tenu quelques mois, jusqu’à saturation une fois encore. De prémonitions en prédictions, de réquisitoires en condamnations, d’imprécations en prescriptions les rodomontades de JFK ont chu dru sur nos têtes depuis un quart de siècle. Et tout cela en pure perte puisqu’il lui faut tout reprendre à zéro à 71 ans. Voilà le drame des prescripteurs de bonheur : parler dans le vide ; la seule idée pourtant qui ne les effleure jamais, eux qui ont passé le monde entier au crible de leur filtre politique. Tout y passe, sauf leur propre rapport au monde.

Le rôle de précurseur incompris

Ce n’est pas un nouveau venu le cher Jean-François. On l’a dans le PIF (Paysage Intellectuel Français) depuis un bail. Pour sûr, il ne dépare pas dans la corporation des hypertendus du nombril, à côté de noms aussi prestigieux que ceux d’Edgar Morin, Jacques Attali, Robert Ménard. Mais il y a un truc qui cloche dans sa nouvelle lubie, ou plus exactement dans la nouvelle modalité de son impérissable lubie ; quelque chose qui cloche… à moins que non, finalement. Car ça ne cloche probablement que pour les esprits étroits, ceux de ses détracteurs. Pas pour lui, sauveur proclamé de l’humanité, ni pour ses pairs. Comme eux, à l’abri dans sa sphère immatérielle il cultive à l’envi le rôle de précurseur incompris, ce héros tragique ignoré de son vivant par ceux-là même dont il tient à faire le bonheur. Il le cultive jusqu’à l’abnégation, en apparence au moins, car il joue lui dans la cour des grands. Persuadé que son génie dépasse l’entendement de ses contemporains il présume que l’histoire se chargera de réparer l’injustice. L’altruiste compulsif ne faiblit jamais malgré l’adversité, c’est-à-dire malgré le refus obstiné du monde vivant de se conformer à sa perception du monde, à sa prescription du bonheur. L’altruiste égotiste ne perçoit jamais la vanité de ses ratiocinations. Comment la vie pourrait-elle être bonne hors de son modèle ? Comment les citoyens de ce bon pays pourraient-ils être heureux sans son assentiment ?

Si ses écrits politiques demeurent sans effet politique, année après année, c’est donc que la société ne s’est toujours pas amendée, façon indirecte de suggérer qu’elle demeure dans les limbes de la civilisation. Et, si ses savantes analyses ne sont même pas reconnues à leur juste valeur (hors du PIF s’entend) leur pertinence ne saurait être interrogée puisqu’elles sont l’essence du Bien à venir. Si l’échec de ses incantations perdure, c’est simplement que les Français n’ont toujours pas compris où est leur salut. Il faut donc leur marteler la réponse : un autre modèle de société est plus que jamais nécessaire à la hauteur des ambitions que le guide a conçues pour elle. Sacrebleu ! CQFD. Quand la société résiste à son penseur (son panseur?) c’est qu’elle n’est pas encore mature pense le penseur.

Un professeur Tournesol docteur en sociopolitologie

Le fond de l’affaire c’est qu’on retrouve ici le syndrome socialiste, l’impuissance politique, cette faiblesse rédhibitoire du PS qu’entretiennent avec ferveur les militants. Ils jouent à faire de la politique mais se contentent d’enserrer le monde vivant dans une morale de sacristain, donnant corps ainsi à leur religion du ressentiment, légitimant leur lamento continu sur la laideur du monde, ce monde vivant qui refuse obstinément de se couler dans leur moule. Chez le militant socialiste on n’a pas encore admis que la politique est par nature l’activité humaine la plus contingente ; la moins sujette à se plier sans contorsions et dans la durée aux grandes généralités généreuses.

Le fond de l’affaire c’est qu’il ne peut y avoir de modèle de société. On ne bâtit pas un modèle de société en laboratoire sous la houlette d’un professeur Tournesol, serait-il docteur en sociopolitologie. Aucune société vivante ne se construit en suivant un plan préétabli. Sauf à produire les monstruosités politiques dont le XXe siècle fut si fécond, si l’on peut dire. La marque au contraire d’une société vivante est de s’adapter en permanence aux changements, par une suite ininterrompue d’essais-erreurs, pas à pas. Un modèle de société (viable) ne peut surgir ex-nihilo et prêt à consommer d’une tête pensante, même géniale ; sinon de celle d’un gourou. Quoique, un modèle si. C’est sa mise en œuvre toujours qui pose problème… Où l’on retrouve dans ce raccourci cette vieille culture française du verbe creux qui confond littérature et société vivante ; qui prend l’une pour l’autre. Les deux coexistent évidemment, mais comme deux registres de réalité distincts qu’il importe de mettre en relation dynamique, de confronter, alors que la simple substitution de l’une à l’autre relève de la pensée magique. La littérature n’est pas de la politique, ou alors la France serait le paradis terrestre depuis déjà belle lurette. Le fond de l’affaire c’est que la notion de modèle, à propos des sociétés humaines, peut prendre corps -éventuellement- a postériori, lorsque l’analyse dégage des grandes lignes qui ont caractérisé une société sur la durée. L’émergence d’un modèle peut apparaitre légitimement sous un regard d’historien. Mais, si un autre modèle de société doit prendre corps au forceps dans le lacis neuronal d’un prophète autoproclamé, alors tout homme libre doit prendre ses distances.

Dissertation de lycéen

Au reste dans une société vivante, aussi mouvante que la nôtre, lorsque la notion de modèle apparait à son propos on doit fortement penser que ledit modèle est déjà dépassé. Et que c’est justement la nostalgie d’un monde en voie de dépérissement qui fait émerger en modèle ce qui n’était qu’une modalité de la société géographiquement marquée et historiquement datée. A titre d’exemple si la notion de modèle social français fait florès depuis vingt ans c’est parce que le « modèle » est mis à mal en raison de l’évolution rapide du monde. Conçu au sortir de la 2e guerre mondiale, il n’a pas su s’adapter aux changements qui l’ont mis en péril. Conçu à partir des réalités sociales de l’époque (âge de la retraite, espérance de vie…) il a tenu ses promesses tant que la croissance est restée forte : celle des trente glorieuses.  Mais ni les gestionnaires du « modèle », ni ses bénéficiaires n’ont vu, et partant n’ont intégré, les conséquences du choc pétrolier de 1973, de l’accélération de la mondialisation à la même époque (Corée du Sud, Hong-Kong, Singapour, Taïwan bientôt suivis par d’autres Thaïlande, Malaisie, Indonésie, Philippines, Bruneï). Ils se sont donc bien gardés de le faire évoluer en douceur. Bref, ce qui est présenté aujourd’hui comme un modèle tient au fait que n’étant plus viable, il est menacé dans ses fondements. Tant qu’il s’adapte il est la manifestation en acte du monde vivant. Autrement dit, un modèle qui s’adapte n’est pas un modèle.

Le fond de l’affaire c’est que l’élaboration d’un autre modèle de société est un refuge intellectuel, pas un acte politique. Quoi que s’imagine le nouveau venu à la politique sous les couleurs du Modem. L’action politique est essentiellement triviale, tant aucune décision politique ne peut s’affranchir des conditions de sa mise en œuvre, à commencer par son financement. Une vulgarité impossible à endurer pour quiconque a une si haute opinion de lui-même. A lui le génie de la création abstraite « d’un modèle », à autrui (qui ?) l’insignifiance de la mise en œuvre. Le drame c’est que la recherche d’un autre modèle de société est à la portée de n’importe quel lycéen de terminale. « Décrivez la société idéale », tel est l’unique sujet de dissertation que traite depuis trente ans ans notre bon JFK. Mais ce qui est légitime à dix-huit ans ne l’est plus à soixante-dix. C’est si facile de faire preuve d’imagination dans le monde virtuel des mots.

C’est à la portée de n’importe quel journaliste, affranchi de toute responsabilité concrète, de tirer à la ligne sans fin sur les carences et les ratés de la société. Mais ce n’est pas là que l’imagination doit se déployer, ce n’est pas dans l’empilement des constats de carence que le besoin d’imagination se fait sentir. Ce sont des terrains sans enjeu pour l’imagination. Comme elle, ils sont sans limite. Leur rencontre est donc fort improbable. Elle est de fait inexistante. Entre ces deux pôles, celui de la société idéale qui se déploie sans limite dans le monde éthéré du verbe, et celui de la société noire où tout va mal, et de mal en pis, se cache un trou noir. Celui de la société vivante du monde tel qu’il va. Là où l’imagination doit se déployer ce n’est pas dans l’œuvre virtuelle du discours. Là où l’imagination doit se déployer c’est dans la mise en œuvre concrète des préconisations d’un discours. Et là, les donneurs de leçons sont muets. Le programme politique se résume à un antisarkozysme d’estrade. C’est maigre, mais révélateur.

Le mythe de la table rase

Depuis l’avènement des hommes sur Terre leur « travail », tant bien que mal, est de s’adapter au milieu environnant. Ils le réalisent avec leurs forces et leurs faiblesses, comme toutes les autres espèces vivantes au demeurant, car c’est à cela justement -la capacité d’adaptation- qu’on reconnait le monde vivant. Et, ce travail d’adaptation des hommes n’est peut-être pas insignifiant si l’on en juge par la place qu’ils s’y sont fait. Une place de choix en raison de nos aptitudes à une maîtrise relative de l’environnement sans commune mesure avec le reste du monde vivant. C’est la seule différence. Seules changent les modalités, mais notre travail d’espèce biologique vivante est un travail d’adaptation. Notre tâche n’est pas achevée, assurément, et nous n’aspirons pas au repos. Mais prétendre élaborer un autre modèle de société en ignorant le rôle joué par le « modèle » honni qui tout de même nous a conduit jusqu’ici relève de la mystification.

La politique c’est la continuation permanente de l’œuvre en cours. Rien de ce qui est humain ne survient ex-nihilo. Tout ce qui prétend refaire le monde en partant de zéro s’alimente au mythe de la table rase, au mythe de l’Arche de Noé. Soit. Mais quand c’est au nom de l’action politique c’est la marque d’une immense paresse intellectuelle. Les ressorts de la rhétorique sont infinis et offrent le luxe à tout coup de boucler n’importe quel autre modèle de société. Tous les cafés du Commerce résonnent de ces clameurs d’expert intarissables car  jamais confrontés à la mise en œuvre de leurs préconisations. La politique c’est trivial, par nature, car c’est le lieu où convergent et se cristallisent tous les intérêts, qu’il faut arbitrer sans cesse. S’imaginer que la politique consiste à substituer la morale à l’action politique c’est organiser son impuissance. La littérature est noble quand elle se prend pour ce qu’elle est, mais elle s’avilit quand elle se prend pour l’action politique.

Il n’y a donc pas de « modèle de société »,  je veux dire de modèle viable créé ex-nihilo par décret intellectuel et que l’humanité reconnaissante n’aurait plus qu’à exécuter paresseusement. Cette idée, aucun gourou ne peut la supporter, je le conçois. Ce qui renforce mon propos c’est l’intitulé même du projet : « un autre modèle de société« . Du même tonneau que « l’autre monde », celui que les altermondialistes appellent de leurs vœux. L’expression est suffisamment large et vague pour que chacun des protagonistes y mette ce qu’il veut. Un autre monde. Tu parles. Dans ce cénacle on ne s’entend pas quand il s’agit d’imaginer de quelles manières il faudrait distribuer les richesses. C’est la cacophonie. Mais il y a un silence de mort quand il s’agit de considérer les dynamiques qui contribuent à la production des richesses. Signe patent de paresse intellectuelle.

Aveuglé par sa quête obstinée d’une société parfaite le petit homme désireux de changer la société, de changer les hommes (i.e. les autres, pardi) se prend pour dieu. Et marri de constater jour après jour l’impuissance de son discours sur le cours de la vie il somme les institutions de rendre le monde conforme à ses représentations, il s’invente des complots ourdis par les « puissants » pour expliquer son impuissance. Mais jamais son propre regard sur le monde ne souffre la moindre mise en perspective.

Miroir, oh mon beau miroir…

Cette anecdote en forme de conclusion pourrait être tragique. Mieux vaut en rire. Jean-François Kahn et Albert du Roy étaient invités à débattre lors des Rencontres du CERA(5), le 30 novembre 2007. Déclaration de Jean-François Kahn emporté par son élan dans une de ses diatribes : «Le boulot d’un journaliste ce n’est pas de dire ce qu’il voudrait. C’est de rendre compte.» Oupsss… à se demander si les injonctions éditoriales qu’on a pu lire pendant des décennies (l’Evénement du jeudi, Marianne), si les couvertures accrocheuses qui n’ont rien à envier aux techniques publicitaires les plus triviales, à se demander si elles n’ont existé qu’en rêve ou vraiment sur papier…

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(1) – In Profession Politique (03/07/2009)

(2) – Grand frère, car Petit père des peuples (celui qui déjà voulait faire le bonheur des Russes malgré eux) est déjà pris.

(3) – Parmi les deux douzaines de livres écrits par JFK voici les titres de ceux parus au cours des cinq dernières années ; des titres qui aident à prendre la mesure narcissique du personnage: (2004) – Le camp de la guerre – Fayard – 200 p.; (2005) – Dictionnaire incorrect – Plon – 680 p.; (2006) – Le modèle anglais, une illusion française (avec Agnès-Catherine Poirier) – 135 p.; (2006) – Les bullocrates : enfermés dans leur bulle, les décideurs coulent et ils disent que la France coule ! – Fayard – 224 p.; (2006) – Tout change parce que rien ne change : Introduction à une théorie de l’évolution sociale – Fayard – 510 p.; (2007) – Abécédaire mal-pensant – Plon – 530 p.; (2008) – Pourquoi il faut dissoudre le PS – Larousse – 127 p.; (2008) – Où va-t-on ? Comment on y va… : théorie du changement par recomposition des invariances – Fayard – 370 p.; (2009) – L’alternative : pour un centrisme révolutionnaire – Fayard -380 p.

(4) La majorité des Français ne croit pas au bonheur sur ordonnance, mais il faut admettre que nombre d’entre eux en rêve. Et ils savent se faire entendre, eux, et donner du crédit à ceux qui leur en promettent..

(5) – Le CERA est le Centre d’Echanges et de Réflexion pour l’Avenir, créé en Vendée en 2001.

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